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non pas, disons-le bien haut, les éphémérides apocryphes qui font souper Alexandre chez Médius, — voilà les seuls textes à peu près authentiques où les écrivains romains avaient la ressource de puiser. Le moyen de ne pas recourir de temps en temps à Clitarque! Tous ces documens originaux ont, par une fatalité déplorable, subi le même sort; ils ont tous, au temps où nous vivons, presque complètement disparu; nous n’en possédons que des débris. Précis biographiques, relations de campagnes, ce que nous commenterons ne sera jamais qu’une œuvre de seconde main. Nous en sommes réduits à chercher la vérité dans des compilations qui sacrifient souvent beaucoup trop aux Grâces ou dans des résumés qui poussent le scrupule technique jusqu’à la sécheresse. Nous avons Justin, abréviateur lui-même de Trogue-Pompée, Diodore de Sicile et Quinte-Curce, — qui se borne presque toujours à suivre et à amplifier Diodore, le savant auteur de la Bibliothèque historique ; — nous avons le bon et crédule Plutarque, nous avons Cornélius Nepos dans sa Vie d’Eumène, nous avons enfin Arrien, l’homme d’état, qui, à la fois guerrier et administrateur, s’est efforcé de prendre l’auteur de l’Anabase pour modèle : il a poussé le désir de l’imitation jusqu’à emprunter à Xénophon le titre de son livre. Le sévère Arrien répudie tous autres guides qu’Aristobule et Ptolémée : « Aristobule, dit-il, ne quitta point le prince durant ses expéditions, Ptolémée fut son compagnon d’armes; de plus, ce fut un roi, et un roi ne s’avilit pas par le mensonge. » Trogue-Pompée, Justin, Diodore de Sicile, Quinte Curce, Cornélius Nepos et Plutarque ont préféré s’inspirer de l’élégant chroniqueur sur lequel Quintilien a prononcé ce jugement : « On est tenté de louer l’esprit de Clitarque, on éprouve le besoin de flétrir sa mauvaise foi. » Clitarque néanmoins ne leur a pas suffi; ils ont, en plus d’une occurrence, admis l’autorité de Callisthène et celle d’Onésicrite; ils ont invoqué, sous la forme de prétendues lettres d’Alexandre à Olympias ou à Antipater, les bulletins de la grande armée; ils ont consulté Polycrite, Antigène et Ister, Charès et Anticlide, Philon le Thébain, Philippe de Théangèle, Hécatée d’Érétrie, Philippe de Chalcis et Duris de Samos; ils ont accordé une foi absolue aux éphémérides, sans songer que le respectueux et fidèle Eumène n’eût jamais écrit ces lignes si outrageantes pour la gloire de son maître : « Alexandre, au lieu de se mettre au lit, alla faire la débauche chez Médius. »

Et les auteurs modernes, — Duverdier, Bossuet, Rollin, Linguet, de Bury, Bosdin, Naudé, Montaigne, Bayle, Fénelon, Vauvenargues, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Montesquieu, Mably, Sainte-Croix, Chaussard, Grote l’Anglais, et Droysen l’Allemand, — qu’ont-ils fait? Ils ont fait comme moi : ils se sont laissé conduire à travers ce dédale de récits incomplets et d’assertions contradictoires, par