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D’ailleurs entendons-nous. Qu’on nous dise que, si Ingres et Rude n’étaient pas allés à Rome, ils n’en eussent pas moins été Ingres et Rude ; d’accord. Rome ne donne pas le génie. Mais s’imagine-t-on que, s’ils fussent restés à Paris, ils eussent eu plus de génie ? D’autre part, faut-il admettre que tels peintres médiocres, que nous ne nommerons pas, seraient devenus des artistes de talent sans leur séjour à la villa Médicis ? Cela n’est pas soutenable. Nous pensons même qu’à talent égal ou à médiocrité égale, Rome, si elle ne rend pas plus fort et plus habile, a du moins l’avantage d’élever l’esprit vers la grandeur et l’idéal. Deux œuvres statuaires de premier ordre, deux chefs-d’œuvre peut-être, ont ces dernières années provoqué l’admiration unanime. L’une est le célèbre groupe de M. Antonin Mercié, prix de Rome ; l’autre est l’Arlequin de M. de Saint-Marceaux. Nous comprenons sincèrement qu’on admire ces deux œuvres à un même degré. Il n’en est pas moins manifeste que le Gloria victis est d’un sentiment tout autrement élevé. Penser que la France doit à l’École de Rome sa supériorité dans les arts, c’est donner à l’enseignement une bien grande importance et faire trop bon marché du génie français. Mais prétendre que cette école a toujours été inutile quand elle n’a pas été funeste, c’est oublier la foule des artistes qui se sont formés ou fortifiés à son enseignement, c’est oublier que l’Académie de France a toujours opposé le grand art aux envahissemens de l’art facile et de l’art vulgaire. L’École de Rome, avec son origine illustre, ses noms glorieux, ses belles traditions, a un éclat qui rejaillit sur la France entière. La suppression de l’École de Rome n’amènerait sans doute pas l’abaissement de l’art français, mais les nations étrangères penseraient qu’il est découronné.


IV.

Les deux grands services des beaux-arts sont l’enseignement et les musées. On sait ce que le nouveau ministre veut faire pour l’enseignement. Voyons maintenant ce qu’il a fait pour les musées. Le budget alloue pour toutes les acquisitions des musées du Louvre, du Luxembourg, de Versailles et de Saint-Germain la somme de 162,000 fr. Nous ne discutons pas ici sur ce crédit dérisoire, nous donnons un chiffre. Or le premier mois de son avènement, M. le ministre des arts achète pour le Louvre cinq tableaux de Gourbet dont le prix total s’élève avec les frais à 149,000 francs[1]. Que cette

  1. L’Homme à la ceinture de cuir, 26,100 fr.; l’Homme blessé, 11,000 fr. ; la Sieste pendant la saison des foins, 29,100 fr. ; le Combat de cerfs, 41,900 fr.; l’Hallali du cerf, 33,900 fr. — Quelques journaux disent, sans doute en manière de circonstance atténuante, que sur ces cinq tableaux, deux ont été achetés par la ville de Paris.