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gloire qui serait la récompense de cette audace : — « Vous concevez, disait-il, la nécessité qu’il y a de vous hâter de remplir vos engagemens... Il s’agit de secourir de fidèles alliés ou de n’en avoir jamais. La France peut frapper à présent le plus grand coup qu’elle ait donné de sa vie; au lieu de ramper à sa puissance, elle y arrivera à pas d’Homère et vous avez devant vous la plus belle moisson de lauriers que jamais général en France ait pu faire[1]. »

Je ne sais si ces brillantes perspectives dissipèrent les soupçons de Belle-Isle et l’empêchèrent de comprendre que les exigences excessives de son allié n’étaient qu’un moyen déguisé pour se préparer à l’occasion un prétexte de rupture. En ce cas, sa clairvoyance fut en défaut, car pour nous, lecteurs des correspondances prussiennes, le calcul ne peut être douteux. En demandant l’impossible, Frédéric se proposait de garder toujours en réserve un grief à alléguer, le jour où, de Londres ou de Vienne, lui arriveraient des offres satisfaisantes. C’est ce qui résulte jusqu’à l’évidence de l’instruction donnée à Podewils de continuer à chipoter (chipotiren] avec lord Hyndfort et l’envoyé hanovrien, afin, est-il dit quelque part expressément, de tenir toujours une porte ouverte de ce côté. Ce n’était d’ailleurs que l’exacte application de ce manuel de politique que nous trouvons dans une note autographe, antérieure de quelques jours seulement à la signature du traité : « Nous avons à faire, d’un côté, aux gens les plus têtus de l’Europe et, de l’autre, aux plus ambitieux (c’est l’Autriche et la France assurément qui sont désignées par ces deux qualifications). Conserver le rôle d’honnête homme avec des fourbes est une chose bien périlleuse; être fin avec des trompeurs est un parti désespéré dont la réussite est fort équivoque. Que faire donc? La guerre et la négociation. Voilà justement ce que fait votre très humble serviteur et son ministre. S’il y a à gagner à être honnête homme, nous le serons; s’il faut duper, soyons donc fourbes... Je suis avec bien de l’estime, mon cher Podewils, votre très fidèle ami. »

La guerre et la négociation menées de front, pour être maître de choisir à tout moment entre l’honnêteté et la fourberie, c’est le système dont les faits qui vont suivre vont nous montrer le développement[2].


DUC DE BROGLIE.

  1. Frédéric à Belle Isle, 18 juillet 1741. — Pol. Corr., t. I, p.-282.
  2. Frédéric à Podewils, 12 mai 1741. — Pol. Corr., t. I, p. 244.