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se répandre et s’accréditer, comment la vérité n’a pas pu triompher du mensonge, et comment enfin c’est la victime dont les persécuteurs ont pu nous persuader qu’elle avait été leur bourreau ? Qui croira que Fréron fut mis un jour à Vincennes pour avoir non pas même écrit, mais laissé dire d’un peintre, et par un autre peintre, que ses terrains « semblaient peints au caramel ? » et que Grimm ait applaudi de grand cœur à la vengeance que le peintre tirait de « l’insulte de ce folliculaire[1] ? » Toute l’histoire du journaliste est comme en raccourci dans ce trait. Je ne laisserai pas passer Grimm sans l’honorer d’un souvenir. C’est encore lui, quand Mirabeau publiera sa Théorie de l’impôt, qui s’indignera que le gouvernement ait attendu plus de vingt-quatre heures pour jeter ce marquis dans un cul de basse-fosse.

C’est qu’ils ne supportaient pas aisément la critique, ou l’opposition seulement, ces grands amis de la liberté de penser et d’écrire ! Mais ils avaient une façon bouffonne et terrible à la fois de frapper le journaliste, qu’il s’appelât Fréron ou l’abbé de la Porte : « Je méprise souverainement la critique de l’abbé de la Porte, écrivait le chirurgien Morand, l’ami de d’Alembert, mais… je réclame une punition[2]. » Et ce triste sire de Marmontel : « Je me présentai hier chez vous pour avoir l’honneur de vous rendre mes devoirs et de vous porter mes plaintes sur un article de la douzième feuille de Fréron, que vous ne lirez pas sans indignation. J’ai souffert assez longtemps les insultes de Fréron. La grossière méchanceté de Fréron ne peut nuire à personne, et si je lui réponds par quelques lignes du Mercure, ce sera sans le nommer et avec le mépris qui lui est dû. » Sans le nommer ! c’est-à-dire qu’il l’appellera « le rédacteur de l’Année littéraire ; » comme si vous appeliez Voltaire « l’auteur de Candide et de Zadig, » pour ne pas le nommer. Mais que dites-vous de l’insolence de Marmontel ? Il répondra, d’abord, à Fréron, « avec le mépris qui lui est dû ; » mais il demande, ensuite, que l’on supprime la feuille et que l’on embastille le journaliste. Sans doute que Fréron a grièvement attaqué Marmontel ? il a raconté les amours de ce faiseur de Contes moraux avec Mlle Verrière ? avec Mlle Navarre ? avec Mlle Clairon ? ou son couvert jadis toujours mis chez M. de la Popelinière ? ou son lit toujours dressé dans la maison de Mme Geoffrin ! Point. Mais il a jugé qu’en rajeunissant le Wenceslas du vieux Rotrou, Marmontel l’avait gâté de la belle manière, et il a donné ses preuves, qui sont à l’honneur de son goût. C’est comme quand Ximénès veut faire jeter l’abbé de la Porte au For-l’Évêque. Ximénès concourt pour les prix de poésie : on ne le couronne pas ; il imprime

  1. Grimm, Correspondance littéraire. Ed. Tourneux, t. VIII, p.495.
  2. Bibl. nat., fonds français. Nouv. acq. N° 3531.