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puisque c’est le mot à la mode, une pareille administration donnerait lieu? Comment d’ailleurs ne sent-il pas le ridicule énorme qu’il partagerait avec moi, s’il venait à transpirer qu’il a invoqué l’autorité au sujet d’un libelle qu’il affecte de mépriser et que j’eusse la complaisance ou la faiblesse de me mêler de cette affaire? Comment peut-il dire que cette brochure périodique paraît avec ma protection, puisque je ne l’arrête pas? Ne voit-il pas que c’est la même chose que s’il rendait le lieutenant de police responsable, etc..[1]? »


Nous sommes obligés d’interrompre ici la citation, faute de pouvoir prendre avec le lecteur la liberté d’expression que Malesherbes prend avec Turgot. Il suffit que l’on ait pu voir en quelques lignes de quel ton, quand il le voulait, il savait rappeler les gens de lettres au respect de la liberté d’autrui. Je regrette seulement qu’il ne l’ait pas fait plus souvent, et comme la chose a son importance, étant l’un des élémens de l’opinion qu’il convient de se former de la situation de nos philosophes au XVIIIe siècle, il faut s’arrêter un instant sur les rapports de Malesherbes avec Fréron.


IV.

Comme nous jugeons encore aujourd’hui Voltaire sur le témoignage de sa Correspondance et Rousseau sur ce qu’il a bien voulu lui-même nous dire de lui dans ses Confessions, c’est aussi sur leur témoignage que nous jugeons (ou sur le témoignage également suspect de Grimm et de Diderot) leurs ennemis en général, et particulièrement ce malheureux Fréron. Cependant, quand on parcourt cette volumineuse collection de l’Année littéraire, et si l’on se souvient que la valeur des mots est toute relative, et que, selon l’aveu de Grimm, quand on dit d’un homme en ce temps-là qu’il est un fripon, cela veut dire tout simplement qu’il est d’un autre avis et d’un autre camp, on est étonné d’y rencontrer un choix de tournures et de termes, une modération de ton, une courtoisie de polémique enfin que l’on chercherait inutilement parmi ses adversaires. Fréron n’a parlé de personne, jamais, comme Voltaire a parlé de Rousseau dans ses Lettres sur la Nouvelle Héloïse; il n’a parlé de personne jamais, non pas même de d’Alembert ou de Marmontel, comme Grimm, dans sa Correspondance littéraire, a parlé de Fréron. Mais si l’on se reporte aux pièces mêmes du procès, si l’on fait le compte exact des détentions ou des suspensions que le journaliste a subies, si l’on s’enquiert des motifs, et surtout qu’on les pèse équitablement, on se demande alors comment la légende a pu

  1. Bibl. nat., fonds français, Nouv. acq. n° 3531.