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le Discours sur l’Inégalité dont il ne fait pas difficulté, lui, parfois si difficile à des livres bien moins dangereux, d’autoriser en France l’introduction et le débit. C’est la Nouvelle Héloïse, dont les épreuves lui passent feuille à feuille entre les mains, et qu’il lit avec la vigilante, mais affectueuse attention dont les preuves sont écrites au long dans la Correspondance de Rousseau. Rousseau, de son côté, le consulte et le mêle en quelque sorte régulièrement dans ses affaires. Il lui confie ses manuscrits en lui demandant, non pas comme au directeur de la librairie, s’il peut les publier, mais comme à un ami de ses intérêts et de sa réputation, s’il doit les mettre au jour. C’est dans le cabinet de Malesherbes qu’on rédige le traité par lequel Rousseau vend son Émile au libraire Duchesne, et c’est Malesherbes qui fait insérer, au profit de l’auteur, une clause importante oubliée par Rousseau. Nul n’ignore en effet qu’il ne prit pas à la publication de l’Émile une part beaucoup moins considérable qu’à celle même de la Nouvelle Héloïse. La tâche assurément n’est pas toujours commode, car déjà la folie commence de hanter le cerveau de Rousseau ; mais, pour incommode et difficultueuse qu’elle soit, elle lui est toujours demeurée agréable, et le trait, sans doute, est à l’honneur de Rousseau. L’affaire de l’Émile notamment donna bien du tracas à l’obligeant protecteur. On en connaît les péripéties et la conclusion : on n’en connaissait pas les tout premiers débuts, tels que les voici dans les lettres même de Rousseau :


Vous apprendrez, Monsieur, avec surprise, lui écrit-il à l’improviste le 18 novembre 1761, le sort de mon manuscrit, tombé dans les mains des jésuites par les soins du sieur Guérin. J’ignorais qu’il leur fût dévoué, et ce n’est qu’en l’apprenant que j’ai démêlé la conduite inconcevable du libraire qui depuis deux mois m’amuse avec une prétendue impression qu’il ne fait point et qu’il ne veut pas faire, puisqu’après m’avoir envoyé deux ou trois épreuves il a défait ses formes sans tirer une seule bonne feuille.

En pénétrant trop tard l’objet généreux des soins du sieur Guérin, je crus d’abord que les jésuites, possesseurs de mon manuscrit, se contenteraient d’en retarder l’impression pour avoir le temps d’en faire quelque sorte de réfutation à leur mode, avant qu’il parût, ce qui ne m’alarmait pas beaucoup, car ce n’est pas avec ces armes-là qu’ils sont à craindre. Mais la certitude que j’ai que l’édition commencée en apparence n’est que simulée, me fait comprendre qu’ils veulent absolument supprimer l’ouvrage, ou du moins, vu l’état de dépérissement où je suis, en différer la publication jusqu’après ma mort, afin que, tout à fait maîtres du manuscrit, ils puissent le tronquer ou le falsifier à leur fantaisie sans que personne n’y ait inspection. Or, voilà,