Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/602

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il ne faudrait pas oublier après tout que c’est lui qui nous les a livrées, mais d’autant plus injuste que l’on s’abstient comme systématiquement de faire valoir en sa faveur les excuses que l’on trouve en abondance dès qu’il s’agit des perfidies de Voltaire ou des malhonnêtetés de Diderot. A tout le moins n’est-il guère possible de douter de ce que nous appellerons le charme personnel du solitaire de la Chevrette et de Montmorency. Chose en effet singulière ! mais sauf la seule Mme d’Épinay (tout entière, comme on sait, sous l’influence de la coterie philosophique, et de Grimm plus particulièrement), ni ces brusques inégalités d’humeur coutumières à Rousseau, ni ces emportemens sans cause et qui semblent avoir de l’accès de folie la violence aveugle en même temps que la soudaineté[1], ni ces marques de défiance blessante, ou même ces grossièretés, dont il paie l’intérêt, la bienveillance, l’indulgence de presque tous ceux qui l’approchent, ne réussirent à détourner de lui ce large courant de sympathie dont il fut comme entouré par toute la génération de la Nouvelle Héloïse et de l’Emile. Le prince de Conti, la maréchale de Luxembourg, la pieuse, et même dévote marquise de Créqui, la comtesse de Boufflers, — je nomme celles qu’il semble que le cynisme affecté de ce plébéien eût dû choquer dans leurs moindres habitudes, — toutes et tous lui sont demeurés fidèles, ou ceux-là mêmes avec lesquels il s’est brouillé n’ont pu s’empêcher de lui garder un souvenir attendri. Certainement, quand il le voulait, et tout mal élevé qu’il fût ou qu’il ait pris plaisir à se peindre, il avait dans les manières, à défaut de l’usage étudié du monde, cette politesse instinctive du geste, cette flatterie du regard, cette câlinerie de la conversation où les femmes reconnaissent ceux qui les aiment; mais surtout il avait cette sensibilité profonde, et par conséquent maladive, que peut-être elles apprécient par-dessus tout au monde, parce qu’il n’est pas de disposition qui leur livre plus complètement un homme et qui leur permette, aussi longtemps du moins qu’elles savent le retenir et qu’il s’attache, d’être plus souverainement les inspiratrices de ses résolutions, les maîtresses de ses actes, et l’âme même, si je puis m’exprimer ainsi, de toute sa conduite. C’est à quoi se laissa prendre en Rousseau la maréchale de Luxembourg, par exemple, comme avant elle Mme d’Épinay; c’est à quoi se laissa prendre aussi M. de Malesherbes, qui n’était ni sans quelque penchant à la sensiblerie ni sans quelque goût féminin d’indulgente domination.

En toute occasion, l’intérêt qu’il porte à Rousseau se déclare. C’est

  1. Ce côté du caractère de Rousseau a été mis très habilement en lumière par M. Eugène Ritter, professeur à l’université de Genève, dans ses Nouvelles Recherches sur les Confessions et la Correspondance de Jean-Jacques Rousseau.