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livre s’écoule à la faveur d’une permission tacite que Voltaire n’a pas demandée, ou même dont il aurait l’air de n’avoir pas voulu, si nous étions gens capables maintenant de nous laisser apitoyer à l’éloquence de ses protestations. Il a forcé la main à Malesherbes, et avec quel art! remarquez-le, car ni le libraire, ni même peut-être Mme Denis ne sont dans la confidence de la machine; il agit seul ; et sauf La Morlière, auquel il a bien fallu toucher au moins deux mots de la nécessité du plus absolu secret, il tient tout seul tous les fils de cette amusante intrigue.

Que si maintenant quelques traits paraissaient un peu forts, on peut citer plus fort encore. C’est à Lyon que la scène se transporte, et nous sommes en 1760. Le lieutenant de police, « de la ville et fauxbourgs de Lyon, » M. de Seynas, reçoit un matin la lettre suivante :


Monsieur, souffrez que j’aie l’honneur de m’adresser à vous. Un nommé Rigollet, espèce de libraire de votre ville, a envoyé un libelle affreux, imprimé par lui, à un nommé Bardin, libraire genevois. Ce libelle est intitulé Dialogues chrétiens, par M. V., Genève, 1760. L’église de Lyon et celle de Genève y sont également insultées. J’ai porté mes plaintes au conseil de Genève : Bardin, interrogé, a répondu qu’il tenait ce libelle et plusieurs autres de Rigollet qui les fait imprimer à Lyon.

Rigollet a eu de plus l’insolence de m’écrire la lettre cotée A, par laquelle il m’instruit qu’il possède un autre libelle détestable intitulé Épitre du diable. En même temps il a écrit à Bardin la lettre cotée B[1] par laquelle il lui promet des exemplaires de ce même libelle qu’il juge excellent.

La conduite de ce malheureux doit être sans doute réprimée et punie. J’en écris à M. de Choiseul et à M. le chancelier, mais je m’adresse principalement à vous. Monsieur, voulant vous devoir uniquement la suppression d’un tel scandale.

Rigollet possède encore le manuscrit du libelle des Dialogues chrétiens, dont il a fait passer cent exemplaires à Genève. Je vous supplie. Monsieur, de vouloir bien avoir la bonté de vous faire représenter le manuscrit, et de daigner me l’envoyer sous mon reçu, si vous n’aimez mieux l’envoyer au Conseil de Genève. Je vous aurai une extrême obligation. C’est une grâce que je vous demande instamment.

J’ai l’honneur d’être, etc.[2].


Ceci passe la permission, car est-il besoin de dire que les Dialogues chrétiens sont de lui? Tant qu’il ne s’agissait que de lutter

  1. Les lettres cotées A et B sont jointes au dossier de l’affaire.
  2. Bibl. nat., fonds français. Nouv. acq. n° 1181 (10 septembre 1760).