Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/576

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les Buffon et comme les Montesquieu, de se faire un nom dans les sciences ou dans les lettres, il était homme à sentir tout le prix de la liberté. Jeune encore (il n’avait pas trente ans), premier président de la cour des aides, et c’était presque la seconde magistrature du royaume, richement marié, dans la finance, avec une fille du fermier-général Grimod de la Reynière; instruit, lettré, savant même, héritier de cette culture d’esprit traditionnelle chez les Lamoignon, plus fin, moins timoré, plus humain surtout qu’il n’appartenait d’ordinaire à cette grande et glorieuse famille parlementaire; connu, répandu même parmi les gens de lettres, élu tout récemment à l’Académie des sciences, il se flatta (peut-être un peu naïvement) de faire agréer son patronage aux écrivains; et qu’en échange de la protection dont il les couvrirait, eux, de leur côté, le pratiquant et l’appréciant chaque jour davantage, s’en fieraient à lui du soin et des moyens de concilier sa bonne volonté de leur plaire, ou plutôt de les servir, avec les obligations naturelles de sa charge. Mais il fut promptement détrompé. La tâche était plus épineuse qu’il ne l’avait cru tout d’abord.

L’une des causes en était qu’en principe il n’existait, à proprement parler, ni direction, ni département de la librairie. Mais le chancelier de France, « protecteur né de la librairie, » et à moins qu’il ne lui convînt de retenir la fonction avec le titre, comme avait fait parfois d’Aguesseau, comme avait fait Pontchartrain, déléguait à qui bon lui semblait, le plus souvent au lieutenant de police ou à quelque maître des requêtes au conseil d’état, la « manutention » d’une matière infinie, confuse, mal digérée, qui comprenait de tout un peu, depuis le droit d’autoriser nommément la veuve d’un maître imprimeur à recevoir des apprentis, jusqu’au pouvoir d’arrêter sous la presse la pensée de Voltaire et de Diderot, les plus minces détails de la surveillance administrative et les plus grands intérêts de la littérature. Tantôt, en effet, il s’agissait de savoir si l’on maintiendrait contre la bruyante clameur des amours propres blessés les droits de la libre critique ; ou la liberté même de la pensée contre l’intolérance officielle de l’église et des parlemens ; et tantôt il s’agissait de savoir si l’on permettrait à un libraire de réimprimer la Nouvelle Héloïse avant que son confrère eût achevé d’écouler mille exemplaires de l’édition de Hollande qu’il avait encore en magasin. C’est ici l’ancien régime dans la singularité de sa constitution : inquisitorial, si je puis ainsi dire, et paternel tout à la fois: une sollicitude attentive aux intérêts privés contrepesant et, dans une certaine mesure, compensant l’insouciance des intérêts généraux. Une autre fois, il fallait décider si c’était le libraire Lambert qui voulait voler Fréron ou si c’était Fréron qui voulait duper le libraire Lambert, mais une autre fois la question était si l’on continuerait