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qu’un état intelligent doit soutenir et répandre à tout prix s’il veut maintenir à un certain niveau cette portion de la civilisation qui dépend de lui. Mais nous sommes ainsi, toujours empressés à sacrifier des parties entières de nos habitudes, de notre patrimoine intellectuel et moral, dès qu’il est prouvé qu’il y a quelque part un abus à réformer ou une innovation à introduire. Nous ne savons jamais faire, par une sage et simple réforme, l’économie si désirable et si salutaire d’une révolution, et cela est vrai dans nos méthodes pédagogiques aussi bien que dans nos mœurs politiques. Nous sommes les mêmes en tout, tour à tour infatués et découragés. Avec cet esprit facile à s’emporter dans les deux sens contraires, nous passons d’un excès à l’autre, persuadés un jour que l’Europe, le monde, ont les yeux fixés sur nous comme sur un modèle et nous envient tout, notre enseignement, notre armée, notre administration, nos institutions, nos lois. Puis les revers arrivent, en partie par suite de cette infatuation qui nous aveugle; un vent de découragement passe sur nous. Tout change d’aspect, tout devient à nos yeux mauvais ou pire ; nous voulons tout changer, nos défauts, ce qui serait assez naturel, nos méthodes où il y a des réformes à faire, mais aussi nos qualités nationales auxquelles tout d’un coup nous cessons d’attacher du prix et dont nous étalons avec une sorte de naïve fureur la médiocrité et la platitude aux yeux de nos compatriotes étonnés de valoir si peu, aux yeux des étrangers qui ne demandent pas mieux que de nous croire sur parole.

Elles valent bien la peine, cependant, d’être défendues, ces qualités françaises que nous sacrifions si aisément à des imitations étrangères. Pour nous restreindre à la question qui nous occupe, n’est-ce donc rien que cet art de la composition, de la juste proportion des matières qui entrent dans un livre, ce talent de mettre en lumière le point essentiel d’une théorie et de ne pas la laisser se perdre dans les digressions el les épisodes, ce besoin de clarté qui est une qualité morale autant qu’une qualité intellectuelle, et qui est à la fois une exigence de l’esprit et une forme de la bonne foi de l’écrivain envers lui-même comme envers les autres, le style enfin, le signe authentique d’une pensée maîtresse d’elle-même, la marque d’un esprit qui ne s’embrouille pas dans la masse obscure des embryons d’idées, et qui ne laisse arriver à la lumière, dans cette lutte des idées pour l’existence, que celles qui méritent de vivre par une organisation achevée. — Craignons avant tout de perdre nos qualités sans prendre celles des autres : on veut faire de nous des Allemands ; on ne réussira, je le crois, qu’à faire de médiocres Français. A force d’interpréter les textes, prenons garde de compromettre en nous la faculté d’en produire de nouveaux. Qu’on sache