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elle devrait l’être. Je veux parler spécialement de l’université, qui a sa part de responsabilité dans le mal que je signale. A quoi cela tient-il? Je reprendrai un jour ce sujet d’une manière plus explicite; je ne puis cependant l’omettre complètement dans l’énumération des causes qui expliquent l’affaiblissement de la critique contemporaine.

Sous des influences diverses, trop longues à analyser ici, les idées générales sont tombées en défaveur dans l’enseignement public. Cette défaveur me paraît injuste et en tout cas fort exagérée. Il n’y a pas de critique possible en dehors des idées générales, que l’on a grand tort de combattre sous le nom dédaigneux de généralités oratoires, c’est-à-dire, si ce mot a un sens, de lieux-communs destinés à soutenir l’invention épuisée ou défaillante de l’orateur. Les idées générales, les vraies, ne dispensent pas de l’invention ceux qui les emploient, bien au contraire. Elles sont une partie de l’invention, la plus haute et la plus féconde; elles expriment et résument les traits d’une littérature ou la physionomie d’un écrivain et permettent de comparer, soit une époque littéraire à celle d’autres pays et d’autres temps, soit tel auteur à ceux qui l’ont précédé ou suivi; ce qui n’exclut en rien, bien entendu, la connaissance spéciale et approfondie de la langue, les détails particuliers et intimes de chaque forme sociale, les circonstances de la vie de chaque écrivain, l’étude du milieu dans lequel il s’est produit et des influences dont il a reçu l’empreinte. Et je ne parle pas seulement des critiques comme Villemain, qui se servait des idées générales pour ramener à de grandes lignes les innombrables aspects de la littérature du XVIIIe siècle, ou comme M. Nisard, poursuivant à travers ses métamorphoses l’idéal de l’esprit français, ou comme Saint-Marc Girardin, s’efforçant de ramener à quelques types éternels de la passion le théâtre de tous les temps. C’est aussi Sainte-Beuve, dont chaque étude a pour cadre la société, le temps, la forme d’esprit, dont l’auteur qu’il étudie est le produit; c’est M. Taine, qui, dans une histoire comme celle de la Littérature anglaise, recherche dans tous les écrivains qui la représentent le milieu, la race, le moment historique que chacun exprime à sa manière. Si ce ne sont pas là des idées générales, qu’est-ce donc? Et n’est-il pas évident qu’ainsi comprises dans leur signification la plus élevée, elles sont les plus puissans instrumens de la critique? Il est clair, d’ailleurs, que chacune de ces idées générales est formée d’une multitude d’idées particulières bien étudiées, classées et définies.

D’où vient donc cet injuste dédain pour les idées générales et pourquoi veut-on en inspirer la défiance aux jeunes générations? J’estime, pour ma part, qu’il n’y avait lieu de rien proscrire dans notre éducation