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il faut que nous le donnions demain à nos lecteurs sous peine d’être distancés par les autres journaux. D’ailleurs il est déjà fait; il n’y manque que le mot de la fin. — Mais vous ne me connaissez pas? — Non. — Vous ne m’avez jamais vu? — Cela ne fait rien. — Vous n’avez rien lu de moi? — Est-ce que j’ai le temps? D’ailleurs cela n’est pas nécessaire. — Eh bien! comment avez-vous pu faire le portrait d’un homme que vous n’avez jamais vu et d’un écrivain que vous n’avez pas lu? — Mais n’avons-nous pas les dictionnaires biographiques, auxquels s’ajoute, dans nos bureaux, une tradition orale sur chacun des personnages que les circonstances mettent en vue. Tout mon article est écrit d’avance; donnez-moi une anecdote inédite pour la fin. — Une anecdote? Mais je n’en ai pas à vous fournir. — Qu’à cela ne tienne! J’en trouverai une parmi celles qui circulent et qui pourra bien servir cette fois encore. — Mais elles sont presque toutes fausses, je vous en préviens. — qu’importe, si la mienne est piquante? » Et comme mon ami demandait à son La Bruyère quel âge il pouvait bien avoir : « Dix-huit ans, » lui fut-il répondu fièrement.

Que peut-on attendre pour la critique sérieuse d’un régime pareil où manquent si évidemment la réflexion et l’étude? Au fond, la plupart de ces écrivains n’obéissent pas à une vocation spéciale. Ils entrent dans le journalisme séduits par la liberté même de cette carrière où ils voient un sport d’un genre nouveau, où le noviciat est si facile, la discipline si douce, les perspectives si variées et parfois brillantes, entraînés moins par le goût littéraire que par une facilité irrémédiable à écrire. Irrémédiable, c’est le seul mot qui puisse caractériser cette absence de culture et d’attention, cette incapacité d’effort, volontaire d’abord et qui devient chronique, avec cette aisance à parler de tout superficiellement, de confiance et par à-peu-près, qu’il s’agisse de théâtre ou de peinture, d’un sermon ou d’un opéra, d’un discours ou d’un tableau. De cette indifférence absolue sur la matière dont on traite, et en même temps de cette absence de scrupule qui permet d’écrire sans avoir eu le temps ni la volonté de rien apprendre, résultent des conséquences qui éclatent aux yeux : la première, c’est que la critique tend de plus en plus à se transformer en un simple récit d’anecdotes sur chaque auteur. Étudier un livre, cela est long, parfois difficile ; le juger, cela est délicat et compliqué. Un livre soulève un monde d’idées; tout est lié, dans cet univers des intelligences, par des analogies ou par des contrastes. Rien que pour la lecture matérielle d’un in-octavo de quatre cents pages, un esprit attentif ne peut pas en venir à bout à moins de trois ou quatre journées. Et quels font les privilégiés qui peuvent s’offrir à eux-mêmes un pareil luxe de temps? Ils sont rares parmi les gens de loisir ; il n’y en a pas parmi les