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libertés publiques multipliées, tout cela a décuplé le nombre des journaux. Et comme conséquence, la légion des journalistes s’est centuplée pour suffire à cette consommation prodigieuse des feuilles publiques ; du même coup, la presse est devenue une carrière ouverte à tout venant. »

Voilà l’exacte vérité. Dans l’ancienne constitution de la presse, un journal était l’état-major d’une opinion, dont les chefs étaient à la tribune ou au pouvoir. N’entrait pas qui voulait dans cet état-major de politiques ou de lettrés. Le recrutement ne s’y faisait pas au hasard; il n’était ni aussi irrégulier ni aussi aventureux qu’aujourd’hui. Il fallait, pour y être accepté, des qualités spéciales d’esprit et un certain fonds d’instruction qui marquaient la place d’un homme, la convenance ou l’utilité d’un écrivain. Les articles se faisaient presque en commun ou, du moins, ils s’élaboraient sous la même inspiration, et la fantaisie individuelle, l’humour de chacun subissaient un contrôle, une discipline. Chacun des rédacteurs participait dans sa mesure à l’autorité collective du journal; il fallait, pour le représenter, remplir certaines conditions de tenue et de mérite. Une double responsabilité pesait sur les écrivains, celle de leur talent personnel et celle du journal. Ils avaient leur emploi marqué, leur spécialité définie; ils s’y mouvaient avec aisance, comme cela doit être pour un galant homme qui écrit, mais ils avaient toujours à compter avec l’esprit du journal, à ménager son autorité acquise, et leur liberté était solidaire. Aujourd’hui aucune de ces conditions n’est requise, aucun de ces ménagemens n’est nécessaire, aucune de ces formes de la discipline ancienne n’existe plus que dans quelques journaux privilégiés qui ont conservé le respect d’eux-mêmes. Partout ailleurs, sous la condition unique du parti politique ou de la nuance à laquelle le journal appartient, il n’y a plus de spécialité d’études ou d’aptitudes à montrer, pas d’autre preuve à faire que le succès du premier article ou la protection d’un capitaliste influent. On fait de tout un peu et au hasard, de la littérature, de la science, de la finance, de la politique ou de la stratégie en chambre, du reportage toujours selon l’offre et la demande du journal et du public. Dans ce singulier métier, la main-d’œuvre s’apprend tout de suite. Rien n’égale la facilité du procédé si ce n’est la légèreté de ceux qui l’emploient. Un de mes amis me racontait l’autre jour qu’à l’occasion d’un de ces événemens académiques qui ont encore le don d’exciter la curiosité du public, il avait, reçu la visite d’un journaliste qui venait prendre quelques renseignemens auprès de lui. Je reproduis cette conversation exactement telle qu’elle m’a été racontée le jour même. « Votre portrait doit paraître dans notre journal. Pourriez-vous m’aider à l’achever? dit le journaliste. — Comment! mon portrait? — Sans doute;