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guerre civile qui règne entre les intelligences ; il n’en est pas de plus implacable. On n’a plus les générosités et les courtoisies d’autrefois, de ce temps si éloigné de nous moins par le nombre des années que par les événemens, où un Armand Carrel conquérait l’estime et la sympathie de ses adversaires les monarchistes, où un Berryer était applaudi par les républicains de l’avenir, où M. Guizot et M. Thiers, sortis du ministère, obtenaient pour leurs livres une justice qu’ils n’avaient pas toujours obtenue pour leurs idées au pouvoir. Il semble aujourd’hui qu’il n’y a ni ajournement, ni trêve pour les colères politiques, les mépris réciproques et les dénigremens furieux. Par cela seul que l’on diffère d’opinion sur les bienfaits de l’opportunisme, sur son avenir et sa portée, ou sur les chances de retour de la légitimité exilée, ou sur les avantages théoriques d’une monarchie constitutionnelle pour un grand pays, il semble nécessaire et convenu d’avance, selon les groupes et les journaux, ou bien qu’on réunisse tous les dons et toutes les beautés de l’intelligence, toutes les activités bienfaisantes et les énergies du caractère, ou bien qu’on soit un esprit inférieur, une âme élémentaire, un ilote de la science, un paria des lettres, un être voué à l’oubli, c’est-à-dire à la mort intellectuelle, par cette loi de sélection qui frappe les incapables et les condamne à disparaître. C’est absolument insensé, mais cela est ainsi.

La politique est transportée tout entière, avec ses injustices et ses préjugés, dans la littérature, dont elle altère profondément le caractère hospitalier et bienfaisant. Telle œuvre charmante et forte, un roman même, fût-il sincère et passionné, ne rencontrera d’un certain côté de l’opinion que le silence et le plus froid dédain. Imaginez un livre de bonne foi, mûrement étudié, sur une question importante, comme il en paraît encore de temps en temps ; imaginez ce livre tombant à l’improviste dans un milieu ainsi préparé. Ce qui dénonce le parti-pris et l’absence complète de sincérité dans la critique, c’est qu’on peut marquer d’avance les coups ; on peut deviner quelle fortune ce livre rencontrera suivant la couleur des journaux, qui sont restés, quoi qu’on fasse, les dispensateurs du succès immédiat. Ce serait le cas d’établir ici, selon la méthode de Bacon pour l’observation des phénomènes, des tables de présence, d’absence et de comparaison, en d’autres termes, de dresser la liste des journaux, en les distribuant en trois séries : ceux où le livre sera acclamé ou injurié de confiance sur le titre seul et avant toute lecture ; ceux où la mention même de ce livre sera systématiquement omise, comme s’il était dangereux de faire connaître le nom d’un auteur qui représente un certain capital d’idées contraires à celles du parti ou du groupe ; enfin ceux où l’accueil sera plus ou moins froid, la faveur ou le dédain plus ou moins mitigés.