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(sic). La résolution de mon côté est prise, qu’il faut tout risquer et perdre pour soutenir la Bohême, et sur ce système vous pouvez travailler à faire toutes les dispositions. Je ne dis pas que je l’aurai ruiné et qu’en vingt ans elle ne se remettra, mais je veux avoir Grund und Boden (le sol et le fond), et pour cela il faut que toutes mes armées et tous les Hongrois fussent tués avant que je céderais quelque chose seulement. Enfin voilà le moment critique, ne ménagez pas le pays, il faut le soutenir... Vous direz que je suis cruelle, c’est vrai, mais je sais fort bien que toutes ces cruautés que je fasse faire à cette heure pour soutenir le pays, je serai en état de ersetzen hundertfältig (les rendre au centuple), je le ferai; mais à cette heure, je ferme mon cœur à la pitié[1]. »

Ces sentimens ne devaient étonner personne, chez la princesse, mais ce qu’il serait plus curieux de savoir, c’est ce que ressentit Frédéric. Certainement surpris, fut-il contrarié ou satisfait d’un événement qui, en lui ouvrant de nouvelles chances, l’obligeait de remettre au jeu? J’imagine qu’il pensa comme un navigateur qui, après avoir longtemps attendu d’où viendrait le vent, le voyant enfin s’élever, au lieu de rentrer au port, se décide à reprendre le large. Toujours est-il que, dès le 30 novembre, il félicitait chaudement Belle-Isle de sa glorieuse conquête et, en témoignage de satisfaction, mettait à son service six escadrons de dragons et dix escadrons de hussards pour l’aider à en recueillir les fruits. Il paraît que la fatigue de ses troupes était passée ou qu’elles avaient déjà eu le temps de se reposer. — « Je souhaite de tout mon cœur, écrivait-il encore quelques jours après, le 9 décembre, mon cher ami, que votre santé revienne au plus tôt. Dès que vous saurez où restera Néipperg, je vous prie de m’envoyer le chevalier de Belle-Isle et de m’informer près de lui de toutes vos idées, afin que nous puissions causer ensemble, car les doigts me démangent d’agir avec éclat et utilement pour mon cher électeur. » « Je comprends, dit Belle-Isle, en recevant ses protestations tardives ; il vient à notre secours quand nous n’avons plus besoin de lui. » — De mauvais plaisans firent aussi la remarque qu’il avait donné une gratification généreuse au premier courrier qui lui apporta la bonne nouvelle, ce qui, avec ses habitudes d’économie, n’était pas un médiocre témoignage de contentement[2].

A Valori, qui avait vu les choses de plus près, il était moins facile

  1. D’Arneth, t. I, p. 414.
  2. Frédéric à Belle-Isle, 30 nov., 9 décembre 1741. (Pol. Corr., t. I, p. 415). — Belle-Isle à Amelot, 15 décembre 1741. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)