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et chez tous, M. Droysen, M. Raumer, et le dernier, M. Grünhagen, archiviste de Breslau, on ne surprendrait ni une réserve, ni un scrupule. Tout semble céder au plaisir malicieux de voir des Français pris au piège par un souverain allemand. Seul, l’illustre M. Léopold Ranke, dont tout le monde connaît l’esprit élevé et philosophique, se pose un instant le cas de conscience, mais il ne tarde pas à le résoudre. « Le devoir politique des souverains, dit-il tristement, est souvent en conflit avec leur devoir moral. » Or, quel était ici, suivant lui, ce devoir politique? C’était d’assurer l’indépendance de l’Europe, menacée, d’une part, par la prépondérance française ; de l’autre, par l’alliance possible de l’Autriche et de l’Angleterre. Il fallait qu’une puissance nouvelle s’élevât qui n’entrât ni dans l’un ni dans l’autre système, une Prusse indépendante qui assurât à chacun sa liberté. On ne peut rien répliquer assurément à des considérations politiques et morales d’une telle force[1].

Quoi qu’il en soit, les choses se passèrent absolument comme on l’avait combiné. Le 2 novembre, la ville de Neisse se rendit, après un siège plus long seulement de quelques jours qu’on n’en était convenu, mais dont le jeu était si apparent qu’on disait couramment dans les corps de garde que les canons avaient ordre de ne faire de mal à personne. Il fallait réellement l’audace à toute épreuve de Frédéric pour avoir le front d’écrire comme il le fit à l’électeur : a que les bombes avaient causé un dégât épouvantable. » Il est vrai que, pour expliquer pourquoi la place s’était si mal défendue, il ajoutait que la garnison était « l’excroissance du genre humain. »

D’ailleurs, au moment où la ville se rendit, l’armée de Neipperg était en pleine et paisible retraite depuis quinze jours, ce qui achevait de dessiller les yeux des plus aveugles. Les plaisanteries et les nouvelles à la main annonçant la paix conclue avec la reine de Hongrie, circulaient dès lors librement dans les rangs, à tel point que le roi dut faire un ordre du jour menaçant de peines sévères ceux qui continueraient à tenir de pareils discours. « Il est à présumer, écrivait Valori, qu’il n’a pas été bien informé non-seulement des discours, mais des écritures, sans quoi il n’aurait pas manqué d’exemples à faire. » Une circulaire fut en même temps expédiée à tous les agens prussiens dans les cours étrangères, les autorisant à démentir les bruits répandus et à affirmer que le roi ne se prêterait jamais à aucun accommodement à l’insu de ses alliés. Mais telle était l’estime déjà accordée à la parole du roi, que ce document ne rencontra que des incrédules[2].

  1. Léopold Ranke, Zwôlf Bücher Preussischer Geschichte, livre VIII, p. 470.
  2. Valori à Belle-Isle, 4 nov. 1741. — (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.) — Frédéric à l’électeur de Bavière, 2 nov. 1741, Pol. Corr.