Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/536

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Pour la complète édification du lecteur, et aussi pour la pleine intelligence des caractères, il n’est peut-être pas sans intérêt de rapprocher du récit qu’on vient de lire ce passage d’une lettre confidentielle écrite le même jour, 9 octobre, par le brave et candide électeur, de son quartier-général, au maréchal de Belle-Isle ; « Il faut certainement, mon cher maréchal, rendre justice au roi de Prusse; on ne saurait, comme vous le dites, agir avec plus de franchise et de bonne foi qu’il ne fait, de façon qu’il est bien juste qu’on agisse aussi de même de notre part. En conséquence de quoi vous avez très bien fait de lui communiquer sur-le-champ les captieuses propositions de la reine. Je n’ai pas eu de peine à en démasquer la fausseté, et M. le cardinal jugeait très bien, croyant que c’est encore un coup d’essai à leur façon pour jeter de la méfiance entre le roi de Prusse et moi. Mais nous nous renvoyons la balle, de façon que nous prendrons toujours notre brigue ensemble, et, sous la puissante protection du roi, rien au monde ne sera capable de nous séparer[1]. »

Comme, malgré les précautions prises, ou va voir que la transaction ne put rester secrète, et comme d’ailleurs le texte même du protocole a été publié dans le cours des démêlés subséquens de l’Autriche et de la Prusse, Frédéric n’a pu se dispenser, dans l’Histoire de mon temps, de tenter au moins quelques explications de sa conduite. D’ordinaire, en racontant ses traits d’audace ou d’adresse, il ne s’en justifie guère : c’est beaucoup quand il ne s’en glorifie pas. Ici cependant, la dose de déloyauté étant un peu forte, il a daigné essayer une sorte de plaidoyer. Il convient que l’opération était scabreuse ; mais, dit-il, il ne voulait pas achever la ruine de Marie-Thérèse parce qu’il s’était aperçu que le dessein de la France était de partager l’Allemagne en plusieurs royaumes égaux, tous incapables de lui résister et se faisant échec les uns aux autres, ce qui mettait en péril la liberté germanique. De plus, il était sûr que le secret demandé à la reine ne serait pas gardé par elle. L’arrangement, résilié ainsi sans sa faute, devait tomber de lui-même, et il restait libre de venir en aide à ses alliés dans la mesure qui lui conviendrait. Enfin il avait lieu de soupçonner que Fleury ouvrait l’oreille aux propositions de paix faites par l’impératrice et se laissait séduire par la proposition de la cession du Luxembourg: il avait donc dû prendre les devans et se mettre en garde.

  1. L’électeur à Belle-Isle (9 octobre 1741) (Ministère des affaires étrangères.)