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le régime représentatif que Louis XVIII avait donné à la France, mais ce fut son amour qui le décida à écrire ces articles imprudens qu’on lui a tant reprochés et qu’il devait si vite démentir. Ses lettres montrent que, lorsqu’on apprit que Napoléon revenait de l’île d’Elbe, il n’en fut pas aussi consterné qu’il aurait dû l’être. Il savait à quel point l’empereur était irrité contre lui, il ne s’abusait pas sur les périls qu’il pouvait courir, mais il était heureux de s’être exposé pour servir une cause qui avait les sympathies de Mme Récamier. « Quand vous aurez à m’affliger, lui disait-il, consolez-moi en m’indiquant un dévoûment, un danger, une peine à supporter pour vous. « Il fut très difficile de le déterminer au dernier moment à quitter Paris. Il partit le 23 mars; mais à peine s’est-il éloigné de celle vers laquelle le ramènent toutes ses pensées, qu’il ne peut se faire à l’idée de ne plus la revoir. La passion l’emporte, et il rentre à Paris, cinq jours après qu’il en est sorti. Il revient s’offrir à la prison, à la mort peut-être, dans l’espoir que ce sacrifice, si courageusement accepté, le rendra plus cher et que son amour en tirera quelque avantage. On sait ce qui arriva : dès son retour, il fut conduit à Napoléon, qui s’essayait à son rôle nouveau de souverain constitutionnel, et, gagné par ses promesses, il consentit à rédiger l’Acte additionnel aux constitutions de l’empire: cet ardent ennemi de l’empereur était nommé, le 17 avril, conseiller d’état par l’empereur. L’amour, qui devait mettre de l’unité dans sa vie, n’avait fait qu’y introduire une incohérence de plus.

On a vu plus haut que Sainte-Beuve, parlant des Lettres à Mme Récamier, semblait annoncer d’avance « qu’elles contenaient mille choses vives et spirituelles. » Ces mots n’en donnent pas une idée juste : on y trouve sans doute beaucoup de vivacité, mais assez peu d’esprit. Benjamin Constant en avait assurément plus que personne[1]; mais ici il n’est pas assez calme, assez maître de lui pour le montrer. Il appartient tout entier à un seul sentiment qui étouffe et éteint le reste. Le reproche le plus grave qu’on puisse faire à ses lettres, c’est qu’elles sont monotones : les mêmes idées y reviennent sans cesse, et quelquefois les mêmes expressions. La situation n’ayant pas changé pendant dix-huit mois, le ton non plus ne change guère; le découragement et l’espérance, la violence et la douceur s’y succèdent avec une régularité qui ôte beaucoup à l’imprévu et à l’intérêt de la lecture. Mais c’est précisément cette monotonie qui prouve la parfaite sincérité de l’auteur. Une affection moins occupée d’elle seule et moins exclusive se serait exprimée avec plus de variété. Elle aurait regardé davantage autour d’elle et tiré des événemens dramatiques qui se passaient alors

  1. « On a souvent dit de Benjamin Constant que c’était peut-être l’homme qui avait eu le plus d’esprit depuis Voltaire. » (Sainte-Beuve.)