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veut voir toute la pièce? Et que sait-il si M. Sardou, tout au rebours, et le public avec M. Sardou, n’a pas vu précisément la pièce dans les parties qu’il commence par en élaguer ainsi? Parties mortes, dira-t-il, et de superfétation pure, qui s’appliquent extérieurement à l’intrigue, mais ne la modifient pas, qui ne servent pas à l’action, mais plutôt l’éparpillent, et qui divisent enfin l’attention que le premier principe de l’esthétique du drame serait de concentrer. A quoi l’on pourrait répondre, sur la question de fait, que combattre en ordre dispersé, c’est si peu combattre en masses profondes que c’en est précisément le contraire. Et sur la question de principe... J’attendrai pour toucher la question de principe que l’on m’ait bien voulu montrer de quoi la scène des portraits sert à l’action du Misanthrope et par quel lien nécessaire le monologue du cinquième acte se rattache à l’intrigue du Mariage de Figaro.

Quelle est au surplus la valeur du drame de M. Sardou? Je n’en sais rien, je veux l’ignorer, comme je néglige la valeur du drame de M. Uchard. S’il faut dire toute la vérité, je ne crois pas que ces quatre actes ajoutent grand’chose à la réputation de M. Sardou. Mais c’est sur un autre terrain que la discussion s’est d’abord placée. Il s’agissait de savoir, — ce sont à peu près les termes de M. Uchard, — si les auteurs de l’avenir exerceraient ce qu’il appelle une espèce de pachalik sur l’œuvre de leurs prédécesseurs. Je crois avoir montré par d’illustres exemples qu’il en serait de l’avenir comme du passé, à peu près inévitablement. Non, rien ici, dans le domaine de l’art et de la littérature, n’appartient à personne; tout est à tous; et nul, pas même son inventeur, n’est le propriétaire d’une situation dramatique. On ne prend pas de brevets d’invention en littérature, et il n’y a pas en art de premier occupant des idées. Je vais plus loin. C’est seulement quand les idées se sont comme chargées de plus de sens, à mesure qu’un plus grand nombre de siècles y reconnaissent l’expression de la nature et de la vérité, qu’elles deviennent véritablement dignes d’être mises en œuvre.

Sic alid ex alio nunquam desistet oriri.


La condition même de l’invention dans les arts, c’est le droit pour chacun de considérer comme son légitime héritage tout ce qu’il trouve de trésors entassés dans le patrimoine des générations antérieures; d’y reprendre, par conséquent, pour en user comme il lui plaira, ce qu’il juge à sa convenance; et de croire qu’il n’a d’autre obligation envers le public, envers lui-même, envers l’art que d’y mettre sa marque personnelle. Elle y est toujours quand l’artiste est sincère. Il ne reste plus qu’à expliquer ce que c’est que la sincérité dans l’art.


F. BRUNETIERE.