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intentions et combien il m’importe de traîner l’affaire et déménager soigneusement la France jusqu’à l’arrivée de mylord Hyndfort. En attendant, vous continuerez de négocier secrètement avec l’Angleterre et la Russie, afin de pouvoir prendre le parti le plus convenable, selon les circonstances présentes. » Quant à l’historien de la maison de Prusse, loin de dissimuler ce double jeu, il n’hésite pas à en faire honneur à son héros ; considérant son alliance avec la France comme l’acte dont il faut à tout prix justifier sa mémoire, il tient à bien établir qu’avant de recourir à cette fâcheuse extrémité, Frédéric avait épuisé tous les moyens dilatoires, y compris tous ceux que la dissimulation pouvait lui fournir[1].

Valori, tout troublé, appela à l’aide. Belle-Isle étant dans le voisinage, il le pressa de venir lui prêter son conseil, et Belle-Isle, tout aussi ému que lui, ne se le fit pas répéter deux fois. Laissant son œuvre inachevée à Dresde, sous un prétexte quelconque, il accourut à Breslau, où Valori vint le rejoindre, et, après avoir pris connaissance des nouvelles conditions proposées, il déclara qu’il prenait sur lui de ne pas les transmettre à Versailles, en même temps qu’il faisait demander au roi de Prusse sur un ton d’impatience un peu impérative, la permission d’aller le trouver à son quartier-général[2].

C’était presser les choses un peu plus fort que Frédéric ne s’en souciait. Aussi répondit-il courrier par courrier à Podewils de mettre tout en œuvre pour obtenir au moins quelques jours d’attente et de grâce. « Vous ferez en mon nom, écrivait-il, à M. de Belle-Isle un grand compliment sur son heureux voyage et sur l’envie que j’ai de lui parler. Mais, pour l’arrêter encore deux ou trois jours à Breslau, vous prendrez le prétexte que les chemins ne sont pas encore trop sûrs et qu’il faudrait envoyer une bonne escorte à laquelle je ne manquerais pas de songer. Mais il faut agir finement pour qu’il ne puisse s’apercevoir de rien. Vous devez venir ici quand le de Belle-Isle y viendra : vous le cajolerez à merveille. » Et deux jours après, voyant qu’il fallait bien s’exécuter, il ajoutait : « De la façon que disent vos nouvelles que s’est conduit le maréchal de Belle-Isle à Cologne, à Mayence et à Trêves, je le crois impérieux et absolu dans ses sentimens. Il voudra à toute force conclure, et moi je voudrais attendre l’arrivée du charlatan anglais pour me déterminer. Mais, en tous cas, il faut voir comment en flattant le de Belle-Isle au suprême degré, et en lui faisant entrevoir toute l’envie du monde de conclure, on pourra différer l’acte jusqu’au moment qu’on ait

  1. Pol. Corr., t. I, p. 223 et 227; — Droysen, t. I, p. 250 et suiv.
  2. Lettre particulière de Valori, 23 avril 1741. (Correspondance de Prusse et Correspondance de l’ambassade de Belle-Isle. Même date, ministère des affaires étrangères).