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la légende et visiblement mettre en scène le passage que voici : « Lors il leur fit venir sur la table une vigne avec ses grappes de raisin, dont un chacun prit sa part. Il commanda puis après de prendre un couteau, de le mettre à la racine comme s’ils eussent voulu couper, néanmoins ils n’en purent pas venir à bout... Lors ils s’arrêtèrent tous et se tinrent l’un l’autre par le nez et un couteau dessus. Quand donc puis après ils voulurent, ils purent couper les grappes. » Faut-il continuer l’énumération? Goethe n’a pas inventé la scène du Brocken ; elle est déjà dans plusieurs des pièces populaires: on cite notamment la version de Strasbourg. Goethe n’a pas inventé l’apparition de Faust et de Méphistophélès à la cour de l’empereur: elle était d’autant plus connue qu’elle présentait aux montreurs de marionnettes l’occasion d’égayer de quelques tours de magie blanche l’émouvante représentation. Goethe enfin n’a pas inventé cette évocation d’Hélène, dont l’acte, dans la seconde partie de Faust, marque, comme l’on sait, le point culminant de la mystique du poème : Hélène figure dans toutes les versions du drame populaire; elle figure déjà dans la légende; elle figure enfin a plus belle que la soirée vêtue de la beauté de ses milliers d’étoiles; — plus brillante que Jupiter quand il apparut en flammes à la malheureuse Sémélé; — plus adorable que le monarque de la mer dans les bras de la capricieuse Aréthuse, » dans le Faust anglais de Christophe Marlowe[1].

L’originalité de Goethe en est-elle diminuée? Mais au contraire, et c’est ici précisément qu’elle éclate: je ne veux pas dire dans l’ampleur et la richesse de développement qu’il donne aux maigres indications de la légende; je ne veux pas même dire dans ce que, de son propre fonds de poète, il ajoute à ce que le prosaïsme du drame populaire n’avait fait à peine que toucher: je veux dire, et j’ose dire, dans la docilité avec laquelle il se laisse guider aux suggestions du vieux thème; dans la sûreté d’instinct avec laquelle il y sait démêler ce qui ne convenait qu’aux divertissemens forains de ce qui convient à la réalisation d’une grande œuvre; dans cette confiance enfin tout olympienne avec laquelle il emprunte, comme quelqu’un qui sait bien qu’il peut rendre au centuple, et, qu’après tout, donner une forme durable à cette matière, amorphe pour ainsi dire, diffuse et répandue comme à l’état cosmique, c’est là ce qui s’appelle inventer[2].On dira peut-être, ici, qu’en inventant le personnage de Marguerite, dont effectivement il n’y a pas trace dans le drame populaire, ou si faible et si

  1. Voyez, pour le développement de tout ce que nous nous contentons ici d’indiquer : François-Victor Hugo, le Faust anglais de Marlowe, Paris, 1858, Lévy ; Charles Magnin, Histoire des marionnettes, Paris, 1862, Lévy, un excellent livre, trop rarement cité; et surtout G. von Lœper, Faust, mit Einleitung und erläuternden Anmerkungen, 2 vol., Berlin, 1879, Hempel
  2. Voyez, pour le développement de tout ce que nous nous contentons ici d’indiquer : François-Victor Hugo, le Faust anglais de Marlowe, Paris, 1858, Lévy ; Charles Magnin, Histoire des marionnettes, Paris, 1862, Lévy, un excellent livre, trop rarement cité; et surtout G. von Lœper, Faust, mit Einleitung und erläuternden Anmerkungen, 2 vol., Berlin, 1879, Hempel