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dit : « Irez-vous lundi à l’Elysée? » Je haussai les épaules avec un geste d’indécision. Morny insista : «Venez donc, ça vous intéressera. » Le lundi, 1er décembre, j’arrivai au palais de l’Elysée vers neuf heures du soir ; on recevait dans les salons du rez-de-chaussée où j’avais souvent dormi, après la révolution de 1848, lorsque pendant les journées de trouble on y casernait la garde nationale. Il y avait peu de monde ; des officiers de la garnison, si mes souvenirs sont exacts, quittaient leur sabre avant de pénétrer dans le salon, où ils se faisaient nommer au président, qui restait debout et paraissait fort calme. J’étais dans un coin et je causais avec le marquis Turgot, qui alors était ministre des relations extérieures, lorsque je vis entrer Henri Vieyra. Je le connaissais. Il avait été mon chef de bataillon pendant l’insurrection de juin ; je l’avais vu à l’œuvre ; c’était un homme énergique, qui n’avait jamais caché ni ménagé son dévoûment au prince Louis-Napoléon Bonaparte. Il était depuis peu chef d’état-major de la garde nationale. Lorsqu’il s’approcha pour saluer le président, celui-ci s’avança vers lui, et, le prenant par le bouton de son habit, il lui par la longtemps à voix basse. La conversation dura près de vingt minutes, puis Vieyra sortit sans adresser la parole à personne. Turgot me dit en riant : « Vieyra s’en va comme s’il portait un secret d’état. » Le président venait de l’initier à ses projets; dès la nuit, le coup de force serait entrepris. En qualité de chef d’état-major de la garde nationale, Vieyra devait faire enlever et réunir en lieu sûr les tambours et les réserves de cartouches déposés dans les mairies; il devait en outre s’opposer à tout rassemblement des gardes nationaux, soit en bataillon, soit en compagnie, soit en groupes isolés. Vieyra accepta la mission et sut la remplir.

La soirée s’avançait, le comte de Morny, que j’attendais, n’était pas venu; ce défilé de gens qui entraient, saluaient et prenaient place, me paraissait fastidieux ; je m’en allai vers dix heures et demie et je me rendis à l’Opéra-Comique, où l’on donnait la première représentation d’une pièce intitulée : le Château de la Barbe bleue. J’arrivai au moment où le dernier entr’acte commençait. À cette époque, l’opérette n’avait pas encore pris la place des opéras comiques auxquels Herold, Boieldieu, Auber et Halévy avaient consacré un talent considérable ; une nouvelle œuvre jouée sur le théâtre que les gens du monde appelaient Feydeau était un petit événement auquel il était de bon ton de prendre part. Dans une loge d’avant-scène du rez-de-chaussée j’aperçus Morny souriant et fort occupé à lorgner une jeune fille blonde qui se démenait au balcon pour se faire remarquer. J’échangeai de loin un bonjour avec lui. Dans le couloir des premières, à côté du foyer, je rencontrai le général