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À cette lettre je répondis par une lettre non moins longue, dont j’ai conservé le brouillon, car j’avais voulu la communiquer à Bouilhet, qui se préoccupait de l’état moral de Flaubert. Elle peut se résumer en deux points : « Tu n’as pas la haine de la vie, tu as la haine de ta vie, de ta façon de vivre, ce qui n’est pas la même chose. — Il m’est impossible de prendre une détermination pour toi, car seul tu peux et tu dois savoir ce que tu veux faire. » Par allusion à notre voyage, je lui adressai cette phrase peu généreuse : « Je ne veux pas être ton tentateur; une fois je l’ai été et c’est assez. » Lorsque j’allai à Croisset, Flaubert n’avait adopté aucun parti. Bouilhet et moi, nous étions consternés de son indécision. Il reprenait la lecture de la Tentation de saint Antoine, s’enivrait à la cadence de sa prose et s’oubliait dans l’admiration de soi-même. Devant un grand feu, à la clarté des lampes, aux éclats de sa voix, il se grisait; le lyrisme dont il était plein le débordait; il se jurait de publier son livre et de forcer « les bourgeois » à reconnaître que c’était un chef-d’œuvre. Le lendemain, après la nuit passée et le calme revenu, il avait peine à se lever de son fauteuil et disait : « Je ne publierai jamais rien. » Ces alternatives d’exaltation et d’affaissement durèrent pendant plus de quinze jours. Bouilhet, pas plus que moi, n’osait lui donner un conseil et ne voulait en présence de ce tempérament à la fois exclusif et mobile, prendre la responsabilité d’une détermination. Flaubert se décida à venir à Paris afin de consulter Théophile Gautier. Bouilhet lui dit : « Tu ressembles à Panurge interrogeant les oracles. »

J’installai Flaubert dans mon appartement, où, un soir, après le dîner, Gautier lui donna la « consultation » qu’il désirait. Ni l’un ni l’autre ne se comprirent, car ils parlaient une langue différente. En écoutant les considérations de Flaubert sur l’art et les devoirs de l’artiste, Gautier ébaucha un sourire et, prenant le contrepied de la piste, ce qui lui arrivait quelquefois, il répondit : «Je connais ça ; c’est la maladie du début, comme la rougeole est la maladie de l’enfance. Lorsque nous habitions dans la rue du Doyenné avec Arsène Houssaye, Camille Rogier et Gérard de Nerval, qui s’était construit une tente à l’aide d’une échelle double et d’un vieux rideau en brocatelle, nous avions de ces idées-là. Faire des chefs-d’œuvre, je sais ce que c’est ; j’ai fait la Comédie de la mort ; j’ai donné deux volumes de prose pour que l’on imprimât mes vers, dont on a vendu soixante-quinze exemplaires. Des chefs-d’œuvre, tout le monde en fait, puisque tout le monde croit en faire. Casimir Delavigne, Ponsard et Bouchardy, te démontreront que l’École des vieillards, que Lucrèce, que le Sonneur de Saint-Paul sont des chefs-d’œuvre. En ceci comme en toute chose, il n’y a que la foi qui sauve. Tu crois à la mission de l’écrivain, au sacerdoce du poète.