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que possible ; les objections pour et contre me paraissent également bonnes. Je me déciderais à pile ou face et je n’aurais pas regret du choix, quel qu’il fût.

« Si je publie, ce sera le plus bêtement du monde, parce qu’on me dit de le faire, par imitation, par obéissance et sans aucune initiative de ma part. Je n’en sens ni le besoin ni l’envie. Et ne crois-tu pas qu’il ne faut faire que ce à quoi le cœur vous pousse? Le poltron qui va sur le terrain poussé par ses amis qui lui disent : « Il le faut! » et qui n’en a pas envie du tout, qui trouve que c’est très bête, est au fond beaucoup plus misérable que le franc poltron qui avale l’insulte et reste tranquillement chez lui. Oui, encore une fois, ce qui me révolte, c’est que ça n’est pas de moi, que c’est l’idée d’un autre, des autres, preuve peut-être que j’ai tort. Et puis regardons plus loin; si je publie, ce ne sera pas à demi. Quand on fait une chose, il la faut bien faire. J’irai vivre à Paris pendant l’hiver. Je serai un homme comme un autre; je vivrai de la vie passionnelle, intriguée et intrigante. Il me faudra exécuter beaucoup de choses qui me révolteront et qui d’avance me font pitié. Eh bien! suis-je propre à tout cela, moi? Tu sais bien que je suis l’homme des ardeurs et des défaillances. Si tu savais tous les invisibles filets d’inaction qui entourent mon corps et tous les brouillards qui me flottent dans la cervelle! J’éprouve souvent une fatigue à périr d’ennui lorsqu’il faut faire n’importe quoi, et c’est à travers de grands efforts que je finis par saisir l’idée la plus nette. Ma jeunesse m’a trempé dans je ne sais quel opium d’embêtement pour le reste de mes jours. J’ai la vie en haine; le mot est parti, qu’il reste! oui, la vie et tout ce qui me rappelle qu’il la faut subir. C’est un supplice de manger, de m’habiller, d’être debout. J’ai traîné cela partout, en tout, à travers tout; au collège, à Rouen, à Paris, sur le Nil, dans notre voyage. Nature nette et précise, tu t’es souvent révolté contre ces normandismes indéfinis que j’étais si maladroit à excuser, et parfois tu ne m’as pas épargné les reproches!

« Crois-tu que j’aie vécu jusqu’à trente ans de cette vie que tu blâmes, en vertu d’un parti-pris et sans qu’il y ait eu consultation préalable? Pourquoi n’ai-je pas eu des maîtresses? pourquoi prêchais-je la chasteté? pourquoi suis-je resté dans ce marais de la province ? Crois-tu que je serais sans vigueur et que je ne serais pas bien aise de faire le beau monsieur là-bas? Mais oui, ça m’amuserait assez. Considère-moi et dis-moi si c’est possible ; le ciel ne m’a pas plus destiné à tout cela qu’à être beau valseur. Peu d’hommes ont eu moins de femmes que moi, c’est la punition de cette beauté plastique qu’admire Théo, et si je reste inédit, ce sera le châtiment de toutes les couronnes que je me suis tressées dans ma primevère. Ne faut-il pas suivre sa voie? Si je répugne au mouvement,