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ne fait que des vers, auquel la ressource du théâtre est close), ne peut vivre du produit de son œuvre, car ce produit est insuffisant à le nourrir. Le poète sans fortune, sans fonction et sans pension, qui ne pourrait faire que des odes, est infailliblement condamné à mourir de faim. Il n’a pas de place dans notre société; il y représente cependant quelque chose. — Quoi ? — Moins que rien : l’âme.

Ces préoccupations attristaient Bouilhet ; c’est là, dans nos conversations intimes, quand nous agitions avec lui et pour lui le redoutable dilemme : renoncer à donner des leçons, ou renoncer à manger, qu’il sentit la nécessité de chercher la fortune dramatique et de demander au théâtre le pain que tant d’autres y ont ramassé. Malgré sa forte éducation classique, Bouilhet n’admettait que le romantisme ; il rejetait l’école dite du bon sens et regrettait de n’avoir pas été du bataillon sacré qui reçut le choc au combat de Hernani. Cet homme de mœurs aimables, de forme littéraire très douce, ne concevait sur la scène que les situations violentes et les dénoûmens impétueux. Le drame en vers l’attirait, et néanmoins il était plein d’hésitations; créer une action qui s’enchaîne et se déduit logiquement, faire mouvoir plusieurs personnages, ne pas sortir de la vérité tout en restant dans la convention, lui paraissait un labeur au-dessus de ses forces, et c’est alors que, pour se rompre la main, pour se familiariser avec des conceptions qui lui étaient étrangères, il se mit, avec Flaubert, à composer, à « machiner » des scénarios sur tous sujets. Drames, comédies, vaudevilles, tragédies, opéras, pantomimes, féeries, rien qui ne leur fût bon et ne les initiât quelque peu à un métier auquel ils étaient naturellement impropres. Ils ont ainsi perdu bien des heures qu’ils auraient pu employer à des œuvres correspondant mieux à leurs facultés ; mais ce travail s’imposait à Bouilhet, auquel, plus tard, il devait être utile, et il plaisait à Flaubert, qui se croyait appelé aux succès dramatiques et qui s’imagina en saisir un le jour où il fit représenter le Candidat.

lin attendant ce que l’avenir réservait à ces tentatives si nouvelles pour lui, Bouilhet restait perplexe devant son poème achevé et se répétait le mot cruel de tous les débutans : « Comment le faire publier? » Un incident auquel nul de nous ne pensait alors, hâta la mise au jour de Melœnis et fit entrer Bouilhet, de plain-pied, dans le monde des lettres. Vers le milieu du mois d’août, Louis de Cormenin vint un soir chez moi et me fit part d’une conversation qu’il venait d’avoir avec Théophile Gautier et Arsène Houssaye. Il s’agissait de créer de nouveau la Revue de Paris, qui avait eu jadis un certain succès. Fondée par Véron, qui l’avait cédée à Bonnaire, elle eut des fortunes diverses et finit par disparaître. Arsène Houssaye en avait acheté le titre, qu’il adjoignit à celui de l’Artiste, dont il était le directeur. J’acceptai tout de suite la combinaison dont