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s’éprenant d’un coin de ciel bleu aperçu à travers les ogives d’un clocher, s’oubliant pendant des heures entières à regarder les pigeons de Saint-Marc picorer des grains de maïs, découvrant l’âme des vierges de Jean Belin, s’engouant d’un ton rouge du Titien ou d’une nuance nacrée de Véronèse, sans grand souci des satisfactions matérielles, mangeant des frutti di mare dans une osteria de matelots, buvant aux fontaines, allant au Lido,

Dormir la tête à l’ombre et les pieds au soleil,


flânant la nuit, au long du quai des Esclavons, pour contempler le scintillement des étoiles sur la lagune, dormant la grasse matinée et ayant peine à se coucher avant le point du jour, ces deux êtres, bizarres dans leur simplicité, semblaient créés l’un pour l’autre. Ce voyage en Italie, Gautier l’a écrit et en a fait un chef-d’œuvre : qui ne se souvient d’Italia? Pendant quatre mois, ils ont vécu libres et furent heureux. Louis n’entendait plus les observations quotidiennes de son père et de sa mère, qui le voulaient marier, et, lorsque l’on heurtait à sa porte, Théophile pouvait ouvrir sans crainte de se trouver face à face avec un créancier peu accommodant. Dans une lettre, datée du 13 décembre 1850 et qui me parvint à Athènes, Gautier me disait : « Louis a l’air de sa propre ombre sur les murs, tant il s’ennuie, et, sans les quatre mois d’Italie, nous serions crevés, comme des chiens, de rage, ou comme des Anglais, de spleen. » Lorsque je les retrouvai, ils n’étaient guère plus vaillans et n’essayaient même pas de lutter contre le courant de découragement qui les entraînait. Louis s’inquiétait de la politique, qui devenait de plus en plus confuse, et le pauvre Gautier, — le pauvre Théo, comme il aimait à se nommer lui-même, — disait volontiers que « les Parques n’avaient mis que des fils noirs dans le peloton de son existence. » Il avait quitté son petit hôtel de la rue Lord-Byron et était venu se jucher à un cinquième étage dans la rue Rougemont, assailli par des créanciers, qui lui laissaient peu de repos, harcelé par sa famille, qui ne lui donnait pas de répit, n’ayant d’autres ressources que celles de son travail, dont la rémunération, à peine suffisante aux besoins de sa vie, devait subvenir à bien des exigences. Il se plaignait de sa destinée ; mais sa plainte était une lamentation et non pas une invective; jamais, dans ses heures pénibles, qui furent nombreuses, je n’ai surpris en lui un sentiment de jalousie ; il n’enviait personne, ni les riches, ni les heureux, ni les puissans; et cependant l’on peut croire que l’auteur de Fortunio n’aurait point été embarrassé par une fortune de millionnaire.

Dès que je fus délivré des premiers soins du retour, j’allai voir Flaubert, qui s’était réinstallé à Croisset; il n’avait pu encore