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je n’avais pas eu vent debout, en août 1825, j’aurais brûlé la flotte égyptienne dans le port d’Alexandrie et j’aurais ainsi empêché Ibrahim-Pacha de débarquer en Morée ; mais la Panagia ne l’a pas voulu. »

Toutes les fois que je me suis trouvé en présence d’hommes célèbres par leurs actes d’héroïsme, j’ai éprouvé une déception. On se les figure autres qu’ils ne sont; on a une invincible tendance à modeler la forme du corps sur les qualités de l’âme; il semble que le courage, qui est une beauté morale, comporte nécessairement la beauté physique; on s’imagine que l’on va voir Achille ou Thésée, et l’on reste surpris de rencontrer un père noble en lunettes et en perruque. Il y a là une contradiction qui est choquante, et l’on s’en irrite. Aussi j’avais beau regarder Canaris, faire la part de l’âge et des fatigues, je ne parvenais pas à me persuader que ce paysan mal dégrossi eût été le porte-flammes que ses hauts faits ont rendu immortel. Et puis, l’avouerai-je? Canaris en souliers lacés, en bas bleus, en redingote de ratine, en chapeau de soie noire, ne me semblait pas pouvoir être Canaris; je le trouvais trop déguisé; je l’aurais préféré avec les cnémides, la foustanelle, la veste brodée et le fez à gland bleu, comme j’apercevais quelques aides de camp du roi qui, eux aussi, avaient été de bons lutteurs au temps des batailles.

Un de ceux qui avaient le mieux guerroyé en Péloponnèse contre les troupes d’Ibrahim-Pacha, était alors à Athènes, oisif et attristé. C’était le général Morandi, né à Modène, que je voyais souvent chez le colonel Touret, où il avait trouvé cette hospitalité que les anciens compagnons d’armes ne se refusent jamais. Touret et Morandi venaient quelquefois partager notre dîner à l’hôtel d’Angleterre, et les conversations se prolongeaient alors jusqu’au milieu de la nuit. Morandi était un admirable type de soldat d’aventure ; partout où l’on avait crié indépendance et liberté, il avait couru. Sa haine contre la maison de Bourbon et contre la maison de Habsbourg était vivace. Il avait été carbonaro, avait porté la baguette de coudrier dans sa manche et enfoncé un poignard dans les deux bustes de cire, celui du pape et celui du roi de France. Condamné à mort, évadé des prisons de Venise, compagnon de Silvio Pellico, combattant contre nous en Espagne avec Armand Carrel, se jetant en Grèce et y faisant la guerre de partisan; dictateur à Modène, pendant quarante-huit heures, en 1831 ; reprenant du service en Grèce, où il est nommé commandant supérieur de la gendarmerie; facilitant, en 1844, le passage des frères Bandiera en Italie; abandonnant son poste sans autorisation, en 1848 ; général de brigade dans les troupes de Piémont et allant à Venise tirer les derniers coups de fusil contre l’Autriche, il s’enfuit par la bouche de Malamocco et revint en Grèce à travers l’Épire. Il espérait retrouver son grade et