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et peut-être de calomnie, il m’a raconté sur la vie intime d’Ibrahim-Pacha, d’Abbas-Pacha et de plusieurs autres princes de la famille de Mehemet-Ali des détails qui rappellent les cruautés inconscientes de ces rois nègres dont Speke, Grant et Burton ont parlé. La toute-puissance, pour les hommes de race sémite et de race touranienne, semble être le droit à la bestialité. Le beau-frère de Mehemet-Ali, ce terrible Mehemet-Bey-Defterdar, qui faisait ouvrir le ventre d’un de ses officiers pour s’assurer s’il avait bu une tasse de lait, n’était point une exception. Un tel acte n’était qu’une peccadille pour l’homme qui ordonnait déferrer ses esclaves comme des chevaux lorsqu’ils lui demandaient des souliers. Dans toutes les conversations d’Artim-Bey je retrouvais le vaincu révolté, le chrétien, l’Arménien, le raïa en un mot qui, par nécessité, par ambition, a courbé la tête, a servi son maître, lui a baisé la main, mais qui n’a rien abjuré de sa haine de race opprimée. La maison de bois, très belle et très vaste, qu’il habitait prenait jour sur le Bosphore par des fenêtres grillées de moucharabiehs, qui permettaient de voir et empêchaient d’être vu. Un jour que j’étais chez lui, sultan Abdul-Medjid passa dans son caïque, manœuvré par vingt-quatre rameurs; d’un signe de tête, je le lui montrai en lui disant : «Et celui-là? » Il baissa la voix pour me répondre : « Oh! celui-là, c’est l’ombre de Dieu sur la terre! » Puis, comme se parlant à lui-même: « Oui, l’ombre, comme l’obscurité est l’ombre de la lumière, comme le froid est l’ombre de la chaleur. » Une seule fois nous abordâmes la question d’Orient, cette fameuse question d’Orient, qui est semblable au cancer et qui se reproduit d’elle-même lorsqu’on l’a opérée. Ce qu’il m’a dit, je ne l’ai point oublié : « Tant qu’il y aura un Turc, tant qu’il y aura un musulman sur les bords de la Méditerranée, la question d’Orient ne sera pas résolue. » Artim-Bey vint plus tard habiter Paris; il y était pendant la guerre de Crimée; il se souvint probablement de nos conversations, car il sembla m’éviter, et je ne le recherchai point.

Six semaines s’étaient passées à voir Constantinople et Scutari, à visiter les mosquées, à rechercher les restes de Byzance et à pénétrer, moyennant quelque pourboire, dans les lieux sacrés interdits aux chrétiens. L’heure de partir était venue, et le 15 décembre, nous montâmes à bord du Mentor, qui, le 18, déroula sa chaîne dans le port du Pirée, où Chateaubriand eût vainement cherché le douanier turc dont le sort lui faisait envie ; la Grèce aujourd’hui appartient à la Grèce. Nous avions hissé pavillon jaune, car, arrivant de Constantinople après avoir fait escale aux Dardanelles et à Smyrne, nous étions considérés comme pestiférés. On nous enferma, au Lazaret, dans une chambre meublée de quatre murs blanchis à la chaux ; on nous interna, on nous enfuma, on nous soufra et, au