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intimes de l’art, ils auront plaisir à voir par quels procédés savans le grand écrivain, recueillant dans une longue série d’incidens les plus saillans, ceux qui lui paraissaient mettre les situations et les caractères dans la plus vive lumière, a su les grouper pour en former une scène unique et saisissante. Des trois journées, du couronnement, du vote de la levée en masse et du serment de corégence, Voltaire en a fait une seule dont l’effet magique paraît dû à une inspiration soudaine de Marie-Thérèse. Il a procédé absolument comme s’il eût été un peintre obligé de faire tenir tout un grand sujet sur une seule toile, ou comme s’il eût préparé pour le théâtre une tragédie classique, astreinte à l’unité de temps et de lieu. L’effet de ce travail de composition a été heureux, puisque l’image est restée gravée dans toutes les mémoires.

Je ne sais pourtant si je me trompe ; mais, tout en rendant hommage à cet habile artifice, je trouve presque autant de charme à la vérité pure, racontée sans apprêt et sans fard. Peut-être, si Voltaire n’eût pas été enfermé dans les dimensions étroites d’un précis d’histoire générale, il aurait lui-même senti l’avantage de se tenir plus près de l’exactitude des faits. En tout cas, j’imagine que d’autres (dont les noms ne redoutent aucune comparaison et qui aimaient à donner à leur talent de plus libres allures, — Shakspeare ou Schiller, par exemple, ou simplement Walter Scott et, Augustin Thierry), mis en présence du même spectacle, s’y seraient pris d’autre manière pour le décrire. Ils n’auraient pas cru en affaiblir l’impression en faisant une place aux détails caractéristiques que Voltaire a laissés dans l’ombre. Ils n’auraient pas trouvé la majesté royale dégradée chez Marie-Thérèse par sa faiblesse touchante pour un mari qui était si loin de l’égaler. Au texte latin de sa harangue, où se trahit une émotion d’autant plus poignante qu’elle perce sous le voile du langage officiel, ils se seraient gardés de substituer une seule phrase pathétique peut-être, mais légèrement déclamatoire. Ils n’auraient pas refusé de s’arrêter un instant à la rivalité parfois plaisante des conseillers allemands et des députés hongrois. Ils auraient trouvé un plaisir délicat à démêler le mélange des sentimens qui agitent même les cœurs héroïques et les ressorts cachés et complexes qui préparent même un coup de théâtre. Ils n’auraient dédaigné, en un mot, aucun de ces contrastes qui font que l’histoire présente un tableau vivant et coloré, que la vertu et le génie, quand ils y paraissent, sont des êtres faits de chair et d’os, non des statues noblement posées, et que, quelle que soit la perfection de l’art humain, en fait de variété, d’éclat et de grandeur, la réalité, œuvre de Dieu, lui est encore supérieure.


DUC DE BROGLIE.