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Mlle Sarah Bernhardt, c’est encore mieux. Mais qu’il est donc pénible d’entendre exécuter ainsi ce rôle où frémit le souvenir de Rachel et de Champmeslé ! Je serais fort embarrassé pour faire à Mlle Dudlay un reproche sur tel ou tel point : précisément elle n’a plus d’autres défauts que ceux qui ne se corrigent pas; il ne lui manque rien que ce qui ne peut s’acquérir. Toute critique serait donc inutile et cruelle; je dis seulement que d’écouter une tragédie déclamée de la sorte n’est plus une jouissance, mais un exercice fâcheux. Et pourtant Mlle Dudlay, à présent, est la seule tragédienne de la Comédie-Française, comme M. Mounet-Sully en est le seul tragédien. Je ne cherche, naturellement, que les premiers sujets en cette affaire : je ne veux être injuste ni pour Mlle Lerou, bien vulgaire cependant sous le bonnet peu classique d’OEnone, ni pour Mlle Rosamond, agréable et intelligente, mais encore un peu fillette et presque insignifiante sous le bandeau d’Aricie, ni pour M. Silvain, fort applaudi dans Thésée, mais qui ne doit pas se méprendre sur l’engouement des gens raisonnables et n’est rien de plus, en fin de compte, qu’une excellente médiocrité. M. Mounet-Sully, dont la plastique superbe sied heureusement au personnage d’Hippolyte, est, à bien prendre les choses, le seul tragédien de la maison, comme Mlle Dudlay maintenant est la seule personne qui puisse prétendre y jouer la tragédie. Le Conservatoire cependant essaime chaque année un vol de jeunes gens qui doivent être nourris du pur miel tragique. Mais à supposer qu’en effet ils soient nourris comme il faut, — c’est une question qu’il vaudrait la peine d’examiner à part, et peut-être on trouverait que le Conservatoire de déclamation mérite d’être dirigé par un homme de lettres et de théâtre plutôt que par un docteur du contre-point, — à supposer qu’un « prix de tragédie, » en sortant de cette maison, soit capable de recevoir l’enseignement pratique de la scène et d’entrer de plain-pied dans cette école supérieure d’application qui se nomme la Comédie-Française, comment voulez-vous qu’il se forme dans cette école encombrée de visites, où le loisir des vacances dure pour lui toute l’année? Il s’impatiente, le pauvret, pour peu qu’il ait du zèle et qu’il entende son intérêt; il demande en grâce qu’on le fasse travailler : « Tout à l’heure, répond le maître, quand j’aurai fini de recevoir M. Hugo ou M. Dumas fils. » Ces hôtes d’importance prolongent leur séjour, — et c’est ainsi qu’en douze mois on arrive à peine à jouer de Racine trois ouvrages : Iphigénie en Aulide, avec Mlle Bartet, qui n’est tragédienne que tout juste pour devenir sociétaire, à peu près comme beaucoup de gens se confessent pour se marier, — Britannicus, représenté comme dans une distribution de prix par des pensionnaires qui, une fois l’an, monteraient ensemble sur les planches, — et Phèdre enfin reprise dans les conditions que je viens de dire; voilà en vérité le bilan de Racine, à la Comédie-Française, dans le cours de l’année qui vient d’expirer. D’Athalie je pense qu’il est prudent de ne pas parler : on ne