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carafes taillées, lui causèrent un véritable effarement. Il perdit la tête, il croyait rêver; comme Abou-Hassan, il se disait : « Est-ce bien moi? » Ce qui le gênait le plus, c’étaient ses mains, dont il ne savait que faire. Nous nous souvenons qu’au banquet qui lui fut donné à l’hôtel du Louvre par la Société de géographie de Paris, Stanley retournait vivement la tête par intervalles et semblait jeter derrière Lui des regards fiurtils et inquiets, comme pour s’assurer que quelque invisible assagaie ne menaçait pas sa sûreté; il se croyait en Afrique et s’occupait de garder son dos. Les mains du major portugais cherchaient instinctivement leur carabine et s’étonnaient de ne pas la trouver. Quand on a mené longtemps la vie d’aventures et de combat, le repos dont jouissent les civilisés sous la protection du gendarme semble un songe, et le gendarme lui-même, avec ses grandes bottes et son tricorne, fait l’effet d’un être miraculeux, descendu du ciel en droiture. Mais les douceurs de la paix sont accompagnées de langueurs et d’ennuis. On pense à Capéou, on regrette le& lions, les buffles et les Ambouelas. « D’abord, je m’ennuyai horriblement; bientôt, je fus pris de mélancolie et ma santé s’altéra. Après de longs mois de fatigue, de perpétuelle tension d’esprit, quel vide j’éprouvais ! Un besoin d’action vague, indéfini, me rongeait. Bref, je tombai gravement malade, et, pour la première fois de ma vie, j’eus peur de mourir, » Si le major Pinto était mort, il n’aurait pas eu le plaisir de nous raconter son histoire ; cette considération lui rendit le goût de vivre.

Le major Pinto fait grand cas des vrais missionnaires, mais il est en dissentiment avec eux sur plus d’un point, il leur cherche plus d’une chicane. Il les accuse d’être portés aux illusions, aux utopies, de voir les nègres d’un œil trop favorable, avec ces préventions qu’inspire à un convertisseur l’homme qui le croit sur parole ou qui fait semblant de le croire. Il leur représente que les conversions qu’ils opèrent sont souvent bien trompeuses ou bien fragiles, que les nègres entrent noirs au bain et que noirs ils en sortent, que lorsqu’un chef, par fantaisie ou par intérêt, se laisse baptiser, ses sujets eu font autant par esprit d’imitation et d’obéissance, mais qu’à peine est-il mort, s’il arrive que son successeur ait un goût marqué pour les voluptés du harem, en peu de jours il ne reste plus un seul chrétien dans une église qui regorgeait de fidèles. Il reproche aussi aux missionnaires catholiques ou protestans de prêter trop libéralement aux autres les vertus théologales qu’ils possèdent, la foi, la charité et ces divines espérances qu’un poète portugais a baptisées du nom de fleurs de l’âme, flores d’alma. Il estime, quant à lui, que les fleurs de l’âme ne suffisent pas à gouverner le monde noir et qu’en certains cas le bâton est un maître plus sûr d’être obéi.

S’il faut en croire le major Pinto, la race africaine, à laquelle il n’a aucune raison d’être hostile, est vouée pour toujours à la sordide cupidité,