Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/162

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

déchaîné sur l’Europe une guerre où devaient succomber six millions d’hommes, et où la révolution devait trouver pour couronnement le despotisme militaire.

Longtemps nous nous sommes persuadés que c’étaient les monarchies, désireuses d’étouffer la révolution, qui avaient attaqué et envahi la France. Les historiens, l’Allemand H. de Sybel notamment, avaient déjà prouvé pièces en main le mensonge de cette légende. M. Taine a complété la démonstration, non plus avec des documens diplomatiques, mais avec les discours, les mémoires et les aveux mêmes des vrais coupables. C’est la France, c’est la législative qui a jeté le gant à l’Europe, et cela sous l’inspiration des girondins et de leur leader politique, Brissot. M. Taine explique fort bien les raisons de cette machiavélique combinaison des « brissotins. » Il montre que, sans la guerre, si les troubles du dedans n’avaient pas été compliqués par les dangers du dehors, l’opinion aurait tourné, que la pratique aurait bientôt dévoilé les défauts de la constitution et en eût provoqué la réforme, qu’au bout d’un an ou deux, « la nation se fût prononcée pour les magistrats contre les clubs, pour la gendarmerie contre l’émeute, pour la loi contre la populace[1]. » Tel était, d’après lui, le calcul de Louis XVI, et si l’expérience n’eût pas été dérangée, ce calcul eût sans doute été juste et la France eût abouti à une monarchie constitutionnelle régulière. Ainsi, selon notre historien, quel que fût le vice originel de la révolution, c’est la guerre qui l’a fait définitivement dévier et en a abandonné la direction aux exaltés et aux forcenés. La guerre, en effet, a été pour 1792 et 1793 ce que la famine avait été pour 1789 : elle a exaspéré les passions populaires, ravivé les plaies que la paix eût pu cicatriser. C’est elle qui, grâce aux bruits de trahison, grâce à la peur de Brunswick et de ses complices du dedans, a conduit au 10 août, aux massacres de septembre, à la terreur.

Comme le roi était en droit de compter sur la paix, les ennemis de la cour étaient fondés à voir dans la guerre un piège infaillible pour le roi et la constitution. C’est ce qu’ont fait les girondins, qui se croyaient les héritiers naturels des constitutionnels, et ils s’en sont plus tard vantés avec Brissot[2]>. Ils craignaient de laisser la révolution

  1. Révolution, t. II; la Conquête jacobine, p. 142-143.
  2. Pour être équitable, il convient de rappeler que, par une trop fréquente aberration, tous les partis étaient alors plus ou moins enclins à chercher le salut dans une diversion extérieure. Tous, du moins, comptaient des politiques qui, pour des motifs opposés, tablaient sur la guerre; les girondins afin de précipiter la révolution ; certains constitutionnels, avec le ministre Narbonne, afin de rétablir la discipline dans l’armée, de relever le prestige de la couronne et de faciliter par là une révision de la constitution; la reine enfin et les contre-révolutionnaires afin de ramener l’ancien régime avec l’intervention étrangère. Louis XVI, lui-même, ne paraît pas toujours avoir autant redouté la guerre que semble le dire M. Taine. Voyez, par exemple, la Correspondance de Marie-Antoinette avec Fersen et une fort curieuse étude de M. A. Sorel sur la Mission du comte de Ségur à Berlin en 1792.