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se ruant aveuglément sur tout ce qu’il rencontre, labourant de ses cornes furieuses le sol de la vieille France, défonçant les faibles palissades dans lesquelles on s’était flatté de l’enfermer ; mais il omet de nous montrer les imprudens qui, du haut des galeries, se plaisent à l’exciter par leurs cris, les fous qui, dans l’enceinte, l’irritent à plaisir en agitant devant lui le drapeau de la contre-révolution, et tous les toreros littéraires et les picadores des gazettes, qui ne cessent de le piquer de leurs épigrammes et de leurs pamphlets.

Ce n’est pas là l’unique lacune de ce tableau de 1789 ; sur un autre point encore, l’historien paraît injuste parce que son cadre est incomplet. Ayant laissé à d’autres l’analyse des travaux de la constituante telle qu’on la trouve, par exemple, dans certaines biographies de M. Mignet, M. Taine a l’air d’en méconnaître l’activité et la fécondité. Si l’on ne pèse, en effet, que leur œuvre politique, que l’informe constitution qui leur a valu leur nom dans l’histoire, l’œuvre des constituans est singulièrement légère. L’expérience en fait aujourd’hui sauter les défauts aux yeux, et M. Taine n’a pas de peine à nous les découvrir. Jamais, il est vrai, on n’avait aussi lumineusement démontré les inconvéniens de l’affaiblissement systématique du pouvoir exécutif et de l’érection d’une administration collective, de l’intrusion de l’état dans les affaires de l’église, et de l’abus du principe électif, de l’institution d’une seule Chambre, et de l’exclusion des ministres du parlement, toutes hérésies politiques proclamées par la constituante, et, pour la plupart, reprises sous nos yeux par les incorrigibles du radicalisme. La constitution de 91 était à la fois enfantine et chimérique; mais cette constitution mort-née n’était que l’enveloppe extérieure, la forme éphémère de la société nouvelle qui a vécu et dont la constituante a posé les principes essentiels.

Ces principes, M. Taine, il faut le dire, les apprécie peu ; il n’en goûte ni les bases abstraites ni l’application pratique. Dans son aversion à leur égard, il rappelle parfois l’humoriste Carlyle, traitant les délibérations de la constituante « de théories des verbes irréguliers ou de conjugaison des verbes défectifs. » La nuit du 4 août, dans laquelle nous étions habitués à symboliser tout ce qu’il y avait de généreux dans la révolution, ne lui inspire qu’un railleur et ironique dédain. Pour lui, comme pour tel contemporain, cet empressement des privilégiés à sacrifier à la foi nouvelle des prérogatives héréditaires n’est qu’une maladive et aveugle ivresse. Après avoir si bien montré comment les privilèges avaient depuis longtemps perdu leur raison d’être, il se prend à en regretter la brusque abolition ; il eût voulu que la constituante conservât à la France une aristocratie héréditaire. Qu’est-ce au fond? Demander