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de ces assemblées, qui prétendent établir le règne de la liberté et ne sont elles-mêmes pas libres. Il nous explique fort bien la fréquente impuissance de l’éloquence et de la raison dans ces turbulentes assises; pourquoi tous ces grands conciles de la révolution ont si souvent l’air de chambres d’enregistrement des volontés de l’émeute; comment à la constituante, à la législative, à la convention, la majorité est peu à peu dominée par une minorité, qui pour elle a l’ascendant de la logique avec l’appui du seul pouvoir effectif de l’époque, l’attroupement, les clubs, les piques des sections.

C’est la constituante qui sort la plus amoindrie des mains de l’implacable historien ; il la représente subissant déjà docilement, à Versailles comme à Paris, ce joug de la rue sous lequel ses deux sœurs seront écrasées. Il nous la peint aveuglément soupçonneuse et provocante vis-à-vis du débile monarque, naïvement confiante et flatteuse en face du nouveau souverain dont le despotisme la menace à distance. Il y a dans ces reproches une grande part de vérité, il nous est facile de découvrir après coup de quel côté était le danger le plus pressant; mais, pour être équitable envers les constituans, il faut s’enfermer avec eux dans la salle du jeu de paume, à côté de l’immense château, devant cette monarchie absolue dont l’autorité et l’appareil restaient extérieurement intacts. L’ombre de l’échafaud de Louis XVI ne se projetait pas pour eux sur 89. Ils ne pouvaient sentir comme nous la faiblesse de la cour. Ce qui attirait leurs yeux, c’étaient ses résistances avouées ou cachées, c’étaient les projets de contre-révolution, agités autour du roi ou autour de ses frères dans l’émigration.

Tout entier à suivre le développement logique de ses deux facteurs de la révolution « des passions de la cervelle et des passions de l’estomac, » M. Taine néglige la cour, la reine, leur diplomatie secrète, les princes, les émigrés, le côté droit. Il n’entre guère au château de Versailles ou aux Tuileries qu’à travers les grilles arrachées, à la suite de la foule émeutée, aux 5 et 6 octobre, au 20 juin, au 10 août. Personne encore, entre tant d’illustres émules, n’avait peint d’un trait aussi précis, d’une couleur à la fois aussi vive et aussi vraie, toutes ces célèbres « journées : » pour le mouvement et pour le relief, ces grandes toiles d’histoire égalent les plus belles pages de Michelet. Il ne leur manque qu’une chose, dont l’absence nuit à leur clarté : les provocations de la cour et des contre-révolutionnaires. Lors de la prise de la Bastille, par exemple, rien des projets du château, rien des rassemblemens de troupes aux portes de Paris. Chez M. Taine, le pouvoir semble, dès le premier jour, désarmé et résigné. Pour lui emprunter une de ses métaphores favorites, l’auteur nous fait voir le taureau populaire lâché dans l’arène politique,