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du peuple. M. Taine lui-même le reconnaît : « En ceci l’ancien régime conduit au nouveau. » La révolution n’a fait que déplacer le siège de la souveraineté, que le transporter d’un seul à tous, du roi au peuple. L’omnipotence, que l’un réclamait au nom de Dieu et de la tradition, elle l’a dévolue à l’autre au nom de la raison et de la volonté nationale, restaurant au profit du nouveau souverain jusqu’au crime de lèse-majesté, sans s’apercevoir qu’elle rétablissait d’une main l’absolutisme qu’elle prétendait détruire de l’autre, qu’en reconnaissant l’infaillibilité politique des masses ou des majorités, elle risquait d’aboutir de nouveau au règne de la force, à l’oppression des droits de la conscience, proclamés en 1789. Ainsi entendu, en effet, le dogme de la souveraineté du peuple, « interprété par la foule, ne peut produire que la parfaite anarchie et, interprété par les chefs, il produira le despotisme parfait. » Grâce à ce sophisme, légué par Rousseau aux jacobins, la révolution victorieuse, mentant à ses propres maximes, va se retourner contre son principe et se dévorer elle-même.


III.

La théorie de la révolution exposée, M. Taine a entrepris d’en montrer l’application. Il a été ainsi conduit à écrire, non plus une philosophie, mais une histoire de la révolution, histoire originale et nouvelle, sans précédent dans notre littérature, anecdotique, fragmentaire, à la fois incomplète et surabondante, qui laisse volontiers dans l’ombre les événemens les plus connus pour mettre en lumière les petits faits oubliés, de façon qu’au premier abord, elle semble préférer l’accessoire au principal, le superflu au nécessaire. C’est que, pour l’écrivain, ce qui semble à d’autres l’accessoire est en réalité le principal. Dans ce tableau de la sombre tragédie révolutionnaire, la scène et la salle, les décors, les machines, les dessous du théâtre appellent proportionnellement plus d’attention que le dialogue et les tirades des acteurs. Les comparses obscurs, le chœur grossier du peuple, la foule anonyme des fîgurans rejettent souvent au second plan les personnages principaux. Cela tient à la manière dont notre philosophe conçoit l’histoire. Pour lui, le drame historique ne se comprend qu’à l’aide du cadre extérieur, des dehors et des accessoires, dont les historiens littéraires ou politiques sont trop disposés à faire fi ; pour lui, les acteurs de second ordre, les utilités ou les comparses de l’histoire révèlent souvent mieux l’esprit du temps que les grands premiers rôles de la scène politique.

Rien d’étonnant si, dans son récit, les jardins et les tripots du