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sur un faux dogme; à travers la variété et la confusion de ses sectes en luttes intestines, c’est une fausse religion dont il importe à la science et à l’humanité de démasquer le mensonge, de détruire les puériles et dangereuses superstitions. Ce qui émeut M. Taine, ce qui l’arme contre la révolution, ce sont moins ses inconséquences ou ses crimes que ses maximes, confessées et révérées de la plupart de ses victimes, que ces « immortels principes de 1789, » inscrits au fronton de toutes nos constitutions et d’où, en dépit de notre ignorante admiration, ne pouvaient sortir que ruine et désordre. Pour lui, Robespierre et Danton, Vergniaud et Brissot, Sieyès et Mirabeau sont tous également les apôtres et les dupes d’une erreur colossale, d’autant plus pernicieuse qu’elle est plus séduisante aux sens et à la raison infatuée d’elle-même. Pour lui les maux et les déceptions de la révolution ne viennent point des vices ou des crimes de ses chefs, mais de leur éducation intellectuelle, de leur philosophie consciente ou inconsciente, car toute la révolution est sortie d’une théorie, et toute son histoire n’est que r effort violent de cette théorie pour passer de la région vide de l’abstraction dans le monde changeant des faits.

Pour M. Taine comme pour les philosophes du XVIIIe siècle, il n’y a guère d’autre philosophie que la psychologie ; mais la psychologie du XVIIIe siècle est radicalement fausse; et c’est parce que sa psychologie était erronée que la révolution devait aboutir à un abîme. Au lieu de considérer l’homme comme un être réel et vivant, en étroite liaison avec le sol et tout ce qui l’entoure, en constante dépendance du milieu physique et moral où il vit, au lieu, par exemple, de considérer les Français de son temps dans la variété de leurs états et de leurs conditions, le XVIIIe siècle s’est forgé un homme abstrait, sans réalité et sans vie, un homme idéal et chimérique, l’homme universel et naturel, que les philosophes se flattaient de découvrir partout et à toutes les époques et qui, en fait, n’a jamais existé en aucun temps. C’est cette ombre vaine, cette abstraction creuse, pure entité, éclose sous la baguette métaphysique, dont la révolution a proclamé les droits; c’est pour ce « fantôme philosophique, ce simulacre sans substance, » que constituans et conventionnels ont légiféré, c’est en son nom que les jacobins ont régné, c’est au bonheur de cet être de raison qu’ils ont sacrifié sans scrupule des milliers d’êtres vivans.

Comment s’est formé cet homme de convention, insensible idole à laquelle des fanatiques aveugles immolent avec conviction vingt-cinq millions de Français ? On l’a formé par simplification, par diminutions et mutilations successives, en retranchant expressément toutes les différences qui séparent un homme d’un autre, un Français d’un