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Il y avait donc là un raccordement dont la Serbie ne pouvait plus retarder l’exécution. Un proverbe turc dit ceci : « L’homme hait ce qu’il ne connaît pas. » Le proverbe peut être vrai, mais ailleurs qu’en Serbie, où l’on hait les Turcs parce qu’on les y a trop connus. Oui, beaucoup de Serbes n’ont jamais entendu le sifflet d’une locomotive, et grande sera leur surprise lorsque le souffle puissant d’une machine viendra troubler les magnifiques solitudes de la Morava. Mais est-ce bien leur faute ? Il a suffi de lire le résumé de leur histoire politique pour comprendre que ce n’est qu’après la proclamation et la reconnaissance de leur indépendance par les puissances européennes qu’ils ont pu accorder leur attention à des réformes et songer à marcher de par avec les nations les plus en progrès. Qui donc eût songé à élever des usines en Serbie, à construire des chemins de fer, à fouiller la ceinture de montagnes qui enserre le pays à l’est, à l’ouest et au sud, quand pas un Serbe n’était assuré d’un lendemain ?

Les Serbes, fuyant les villes où leurs oppresseurs se tenaient de préférence, durent se borner à défricher les terres et à élever dans des forêts aux ressourcés inépuisables des troupeaux qu’ils vendaient ensuite argent comptant à leurs voisins, voisins auxquels ils n’achetaient rien, n’ayant aucun besoin. Les belles armes et de la poudre étaient les deux seuls objets dont ils voulussent à tout prix : on sait pour quel généreux usage. Et c’est ainsi qu’amoncelant pendant des siècles les produits de leurs champs et de leurs élevages, les Serbes ont amassé de véritables trésors qui n’attendaient qu’une occasion favorable pour sortir des retraites secrètes où ils étaient tenus enfouis. Continuellement en butte aux tracasseries mesquines des Turcs, c’est donc hier seulement qu’ils ont appris que, sous la protection des puissances européennes, il leur était permis de relier leur territoire par des voies ferrées à Constantinople, à Salonique, à Pesth, à Vienne et à Paris. Alors, couverts de leurs rustiques manteaux de bique, ils sont accourus, et, ouvrant leurs mains vaillantes et pleines d’or, ils ont dit à de riches sociétés financières : « Prenez et rattachez notre chère patrie aux nations les plus civilisées, à celles dont la Serbie est devenue la probatime, la sœur d’adoption, dès l’instant où elles proclamèrent son indépendance définitive devant les Turcs, aux yeux du monde civilisé ! » Ce langage patriotique a été favorablement écouté, et une ère nouvelle date du joui’ où les Serbes ont effectué à Belgrade leur premier versement aux mains des représentans des grandes compagnies.


EDMOND PLAUCHUT.