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affreux, car, le lendemain de cet entretien, au moment où Milosch montait à cheval pour s’informer de ce qui s’était fait à Asagna, deux pandours vidèrent devant lui un sac ensanglanté dans lequel se trouvait la tête de Kara-George. L’ex-voïvode Vouitza écrivait en même temps à Milosch : « J’ai fait tuer Kara-George pendant son sommeil pour ne pas lui voir infliger avant sa mort d’horribles tortures… Il n’eût pu échapper aux janissaires, qui lui eussent fait souffrir mille tournions. »

La douleur de Milosch fut profonde, dit-on. Ses ennemis ont assuré qu’elle fut jouée et que lui-même ordonna l’assassinat. Cette dernière hypothèse nous semble difficile à accepter par cette seule raison que, cinq mois après cette tragédie, la grande assemblée nationale des Serbes, assemblée composée des prélats, des knèzes, des kmètes et de notables de tous les districts, conférait à Milosch, ainsi soupçonné, le titre de prince avec le droit d’hérédité dans la famille. La raison d’état, dira-t-on, a fait absoudre des attentats encore plus horribles, c’est très vrai, mais le peuple serbe-adorait à cette époque l’infortuné Kara-George ; il vénère encore aujourd’hui sa mémoire malgré son inqualifiable abandon, et il nous est pénible de croire qu’une haute assemblée ait pu proclamer prince, cinq mois seulement après le crime, le meurtrier du premier libérateur de la Serbie. Il est certain aussi que l’épouse de Milosch, une héroïne, la princesse Lioubitza, qui professait un grand culte pour tous les chefs de la cause nationale, prit dans ses mains la tête ensanglantée de Kara, qu’elle la couvrit de baisers et de larmes. Tout ce qu’on a dit de cette femme rend impossible l’idée qu’elle eût pu contenir publiquement l’indignation qu’un tel forfait eût fait éclater en elle. La troisième période, qui commence en 1830, se termina par la révolution fort inattendue de 1839. Milosch, l’habile Milosch, fut contraint de quitter la Serbie.

Le mouvement insurrectionnel qui contraignit Milosch Ier à l’abdication fut des plus justifiés. L’ancien pâtre, loin de se rappeler sa modeste origine, ne songea, dès qu’il fut au pouvoir, qu’à la faire oublier. Jaloux des titres de ses anciens compagnons d’armes, il voulut amoindrir ceux qui les possédaient, ruiner leur prestige et leur légitime influence. Son rôle eût été de rompre avec l’Orient, de se déclarer ouvertement opposé aux systèmes barbares des Turcs en matière de gouvernement, de chercher sans cesse à s’attirer les sympathies de l’Occident en faisant connaître à son peuple les idées libérales, enfin, en appelant en Serbie de grands industriels et des savans. Milosch fit exactement tout le contraire. S’étant fait en quelque sorte pacha par politique, il resta pacha toute sa vie, et devint plus Turc que les Turcs. Il finit par porter au comble le