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une souplesse de main tout à fait merveilleuse et une suavité d’expression des plus touchantes.

Les cheveux, cette exquise beauté de la femme, sont en ces planches traités avec amour. Tantôt ils se répandent, sans ornement, en longues nappes sur les épaules de la Vierge. Tantôt, fins et flottans, pénétrés des lumières de l’auréole, ils sont fixés par un fil de perle ou chargés d’une couronne somptueuse, couverte de pierreries et d’ors étincelans. La Vierge est le plus souvent assise dans la campagne, sur un banc, sur une pierre, au pied d’un arbre ou d’une haie rustique, entourée de végétations aimables. Elle donne le sein à l’Enfant ou l’amuse avec quelque fruit, quelque animal léger et soumis ou comique en ses caprices, souvent un oiseau, parfois un singe. Toujours naïve et tendre, en ces compositions, la Vierge y apparaît rarement ornée de la beauté symétrique et correcte tant recherchée par les Italiens. Elle n’a guère, — et j’en suis plus touché en un tel sujet, — que l’exceptionnelle beauté attachée à l’expression morale.

Albert Dürer, qui fait preuve d’une si rare puissance d’invention et de poésie dans ses ouvrages, ne s’écarte pas un instant de la réalité. Dans la réalité quotidienne, et là seulement, il puise les élémens qu’il combine sans les altérer et dont il se sert, ainsi combinés, pour traduire son idéal intérieur. Aussi trouvons-nous dans son œuvre non-seulement tous les sentimens qu’il partageait avec les hommes de son temps, mais aussi une perpétuelle révélation des mœurs publiques ou familières de ses contemporains, en même temps que l’image exacte du décor où ils se mouvaient. la montré la dure chevalerie, formidable en ses armures éblouissantes, impassible à travers les périls ; il a montré de même le peuple en ses misères et aussi en ses joies bruyantes. Humbles manans, bourgeois placides, seigneurs farouches, cavaliers élégans revivent là sous nos yeux. Voici les intérieurs somptueux et les intérieurs misérables. Voici des chocs d’armée au pied des hauts remparts, des forêts de lances oscillant sous le vent des boulets de pierre partis des canons énormes. Ici, il peindra l’amour lascif ; là, le chaste amour ; plus loin, les douces causeries de la dame et du page errant par la campagne, au bord des cours d’eau, à courte distance des villes aux silhouettes fantasques, à l’ombre des châteaux-forts qui découpent leurs profils aigus dans des ciels mouvementés et animés d’une beauté spéciale inconnue au Midi, réservée à nos climats du Nord, la beauté sans égale des nuées amoncelées, nageant par continens dans l’infini. A côté du squelette hideux et menaçant, auprès des laideurs symboliques qu’il sut faire si belles, en regard de ces rêveuses allégories difficilement explicables, mais qui agissent sur l’imagination si