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nécromancie suggérés par le diable, Luther ajoute : « Vraiment ce ne sont pas là des histoires oiseuses et inventées à plaisir pour faire peur aux gens ; ce sont des récits effroyables et non des enfantillages, comme les appellent les épicuriens. Prions donc, mettons notre confiance en Dieu, et craignons d’avoir le diable pour hôte. Il est beaucoup plus près de nous que nous ne l’imaginons[1].

La jeunesse d’Erasme avait été nourrie de pareilles terreurs, de miracles aussi édifians, de symboles non moins enfantins. On lui racontait tantôt l’histoire d’un voyageur fatigué qui s’était assis sur un serpent, le prenant pour un tronc d’arbre ; le serpent s’éveilla, et tournant la tête dévora le voyageur. « Ainsi le monde dévore les siens. » Une autre fois, c’était un homme qui était venu visiter un monastère ; on l’invite à s’y fixer, il refuse ; à peine sorti, il rencontre un lion qui le mange. Notre croquemitaine n’est pas plus puéril. Enfin, Erasme rapporte dans une de ses lettres qu’une nuée de puces s’abattit un jour sur sa maison de Fribourg et l’empêcha de dormir, de lire et d’écrire. « On disait dans le pays que ces puces étaient des démons, ajoute M. Nisard dans sa belle étude sur Erasme. Une femme avait été brûlée quelques jours auparavant pour avoir, quoique mariée, entretenu pendant dix-huit ans un commerce infâme avec le diable. Elle avait confessé entre autres crimes que son amant lui avait donné plusieurs grands sacs pleins de puces pour les répandre par la ville. Erasme, qui raconte ce fait à ses amis, n’est pas très éloigné d’y croire. » Déjà dans une autre circonstance, mis en danger de mort par le mauvais régime et les chambres malsaines du collège Montaigu, Erasme avait attribué sa guérison à la protection de sainte Geneviève.

Il est inutile, je pense, de démontrer plus longuement quel empire le surnaturel, et particulièrement le diable, exerçait sur les intelligences de ce temps. En tous lieux, la pensée du diable hante le cerveau de l’homme. Ami ou ennemi, celui-ci le voit partout : aux carrefours tortueux des villes, aux murs des cimetières, au tournant du chemin, au clocher des églises, au toit des couvens, il se glisse partout ; homme de guêtre ou d’étude, dans le cloître ou dans les mêlées, chacun en est affligé, tourmenté de toutes parts et obsédé. Tel le défie, tel l’évoque, tel le maudit, tel l’adore ; tous en ont peur et tremblent en pensant à lui. Comment Albert Dürer aurait-il échappé à la loi commune qui courbait toutes les intelligences sous son effroyable despotisme ? N’oublions pas que l’origine hongroise du maître pesait sur lui dans le même sens et comme une double fatalité. Il avait été assurément bercé au récit des

  1. Les Propos de table la Martin Luther.