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Chose étrange, cet artiste, ce poète ami des grands esprits qui firent la renaissance en Allemagne, à cette aurore du XVIe siècle, ne laisse rien percer en ses créations du feu ni de la sérénité des aurores. S’il exprime, par hasard et sous le voile de l’allégorie, la conquête de Rome par les doctrines de Luther, comme dans le Grand Cheval et le Petit Cheval[1], il a hâte, semble-t-il, de revenir à ses errements d’habitude, au courant d’idées qui, depuis l’enfonce, lui est familier. Momens douloureux que les heures de transition pour ceux qui ne sont plus très jeunes ! Et c’est le cas d’Albert Dürer. Il voit, sous les coups des ennemis de Rome, faiblir, s’écrouler l’édifice qu’il est habitué à vénérer ; les assises de l’édifice nouveau sont bien lentes à se montrer, à sortir de terre. Aussi qu’arrive-t-il ? C’est que, placé par la date de sa naissance au seuil du XVIe siècle, il peut jeter de temps en temps un coup d’œil ami, complice même, sur ceux qui se précipitent en avant, mais ses regards obstinément retournent en arrière, et se fixent dans la direction du passé, vont aux siècles écoulés.

Comment s’étonner de l’incurable tristesse de cette âme soumise à de telles oscillations, à de tels conflits intérieurs, attirée vers la lumineuse renaissance, retenue et clouée au sombre moyen âge ? Je disais tout à l’heure que, dans l’art, Albert Duper ferme le moyen âge, il le ferme en l’exprimant, en le résumant tout entier. Il en a les folles terreurs, les cauchemars, les visions épouvantables, les humbles amours (car il est du peuple) ; il en a aussi la ferme piété. Il n’y a point trace, en ses dessins, en ses gravures, en ses tableaux, des joies ni des lumières soudaines et sereines de la jeune et forte renaissance. Ses tristesses sont celles de la vieillesse, celles des vieux siècles. Elles l’inspirent, parce qu’il est grand et né avec le génie, mais son âme en est comme étouffée. Il marche sous le flux, non courbé d’apparence parce qu’il est fort, mais son cœur est gonflé d’amertume. Sa rare vengeance est l’ironie. Elle s’est glissée ça et là dans les Marges du Livre d’Huîtres de Maximilien, où il a fourni avec une intarissable verve d’admirables croquis par centaines. L’un des plus caractéristiques est celui où il a représenté sur une pelouse, au bord d’un étang, au pied de la demeure féodale, cette bande grotesque de musiciens piteux, donnant l’aubade au seigneur, soufflant dans leurs longues trompettes, suant d’ahan, les joues gonflées, les yeux hors de la tête, faisant retentir l’écho

  1. C’est la même idée exprimée en deux compositions différentes. En chacune d’elles, un cavalier à pied, armé de toutes pièces, tenant son cheval par les rênes, pénètre dans une enceinte formée de palais en ruines. Dans le Grand Cheval les ruines sont évidemment romaines. Pour qui est informé, mais il faut l’être, l’allégorie est claire.