Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/900

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

œuvre. Elle a trompé plus d’un esprit pénétrant. On a pu croire, sur la foi de cette image, qu’Albert Dürer fut l’un des précurseurs de la pensée moderne. Il nous semble, au contraire, que plus l’on étudie son œuvre, fait de symboles et de mystiques hallucinations, plus on se confirme dans cette opinion que le grand artiste allemand ferme définitivement le moyen âge. Il a entrevu, comme Moïse, la terre promise, la terre de lumière et de chaleur, il n’y a pas pénétré ; il a eu des lueurs, des pressentimens de la renaissance ; mais il a eu peur, il a douté, il a reculé.

Assurément il admirait Luther ; il reste un témoignage éloquent des sentimens qui lui inspirait le grand réformateur. La longue prière, pleine de colère et d’élans, qu’il adresse à Dieu en apprenant, en 1521, la fausse nouvelle de l’emprisonnement et de la mort de Luther, ne laisse aucune incertitude à cet égard. Mais il est important d’ajouter qu’Albert Dürer, à cette époque, comme aussi bien les contemporains du moine de Wittemberg, n’attachait au mot de réforme que le sens strict du mot et non l’idée de révolution religieuse qu’il a prise dans l’histoire. En se rangeant aux opinions de Luther, Albert Dürer ne croyait pas élever autel contre autel, dresser le luthéranisme, le protestantisme contre le catholicisme ; il voulait, il souhaitait une réforme et rien de plus, une réforme nullement contraire à l’orthodoxie » Qui se doutait alors que le protestantisme allait devenir une religion[1] ?

En ce qui concerne Albert Dürer, je dois donner des preuves à l’appui de l’assertion précédemment émise. Celles que je puis trouver sont toutes morales évidemment et tirées de son œuvre.

Sa vie sans relâche, Sous l’aiguillon incessant de l’acariâtre et avare et très belle Agnès Fiey, sa femme, sa vie entière se passe au travail. Mais à le voir, en ses portraits, si beau, si élégant, à le savoir, d’après les documens, si habile à tous les exercices du corps, à le trouver, dans ses créations, si amoureux de l’idéal, je me le représente bien plutôt comme une de ces natures fines, élevées, ouvertes a toutes les idées généreuses, à tous les dilettantismes, portées à la rêverie, peu ou point à l’action, nullement faites pour le travail solitaire et acharné, — véritables travaux forcés, — dans le sombre atelier qui existe encore, et où le retenait son amour pour le « monstre charmant » qu’il avait épousé. Je ne le vois pas homme de propagande ni de foi en l’avenir. De ce genre de foi ses œuvres témoigneraient, elles témoignent du contraire.

  1. La confession d’Augsbourg n’est que de 1530. Albert Dürer était mort depuis deux ans quand elle fut publiée. Le trouble des esprits, à cette époque de 1530, est exprimé d’une façon saisissante dans la lettre où Pirkheimer juge si sévèrement Agnès Frej. M. Éphrussi la publie in extenso.