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décorateur ou à celui d’amuseur, s’il se fait archéologue ou s’il continue avec pédantisme des routines d’école déguisées et ennoblies sous le nom de tradition ; s’il appartient à l’un des types extrêmement nombreux et variés dans l’art, dont le caractère commun est l’étroitesse de l’esprit servie par l’habileté de la main, ses ouvrages intéresseront peut-être les amateurs, ils demeureront sûrement sans action sur notre pensée et n’éveilleront dans notre âme aucun écho sympathique. Dès que le peintre, au contraire, est quelque chose de plus qu’un peintre, pour peu qu’il soit poète, son œuvre nous attire et nous attache infailliblement. C’est que cette œuvre contient et doit nous révéler une chose dont notre intelligence est à bon droit curieuse ; c’est qu’en l’interrogeant convenablement nous devons y trouver quelle fut la conception de cet artiste et sa solution en face de ce problème éternel et éternellement étrange qui s’appelle la vie. Il en est ainsi de l’œuvre d’Albert Dürer.

Il n’est personne qui, ayant remarqué, ne fût-ce qu’une fois, une gravure du maître, n’en ait à jamais gardé la mémoire. Comment oublier en effet que toute composition sortie de sa main nous a subitement arrachés au monde réel et transportés, puis maintenus, comme par magie, dans un milieu exceptionnel et vraiment idéal ? de la suite immense de ses compositions, il se dégage, à plus forte raison, une pensée, une préoccupation qui, sous mille formes diverses, s’affirme et s’accentue. Cette préoccupation nous apparaît habituellement grave, tantôt inquiète, tantôt ironique, rarement sereine, souriante plus rarement encore, souvent terrible et toujours tournée vers le même objet : la lutte de la mort contre la vie, de la chimère contre la réalité. Comme la sinistre chauve-souris qui plane dans le ciel au-dessus de la grande et sublime figure de la Mélancolie, au-dessus de son œuvre entier plane l’obsession du surnaturel. Arrêtons-nous un instant à cette sombre figure dont nous venons d’évoquer l’image.

Vous vous la rappelez, cette femme, cette Mélancolie, génie aux ailes tristement reployées, aux longs cheveux épars, couronnés d’herbes folles. Entourée de tous les instrumens de la science, de l’industrie et des arts, mêlés aux instrumens de torture, elle est assise au seuil du temple, accoudée sur un genou, la tête sur le poing. Lassée, elle a fermé le livre vainement interrogé ; elle tient encore, d’une main inerte et sans le savoir, le compas aux branches désormais inutiles. Son regard douloureux et dur s’ouvre sans voir sur la mer, sur l’infini. La pensée qui couve sous ce front d’airain, le maître a pris la peine de l’écrire, c’est la mélancolie, c’est plutôt encore le doute. Qui n’aurait vu que cette page d’Albert Dürer serait exposé à se méprendre sur la signification de son