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bienveillance pour tout le monde, sa reconnaissance envers Dieu malgré sa misère. « Il fuyait les plaisirs, ajoute-t-il, n’aimait pas la société et parlait fort peu. Il nous aimait tous, mais il avait principalement de l’affection pour moi. Voyant que j’étais studieux, il me laissait aller à l’école. Quand je sus lire et écrire, il me fit rester à la maison et m’apprit l’état d’orfèvre. Je travaillai bientôt très convenablement. Cependant mon inclination me portait vers la peinture ; je m’en expliquai avec mon père, qui me reçut d’abord fort mal ; il regrettait le temps que j’avais perdu à apprendre l’état d’orfèvre ; il céda néanmoins à mes instances, et, l’année 1486, le jour de la Saint-André, il me plaça pour trois ans comme apprenti chez un grand peintre, nommé Michel Wolgemut. »

Albert Dürer avait quinze ans alors ; contrairement à ce que redoutait son père, bien à tort, la patiente éducation qu’il s’était faite par le dessin, loin de le retarder dans son nouvel art, lui donnait une force première considérable. On conserve encore aujourd’hui à Vienne, à l’Albertine, un portrait à la pointe d’argent, plein de vie, de grâce, et de naïveté ; il porte cette inscription écrite par l’artiste lui-même : « J’ai dessiné ceci d’après moi, dans un miroir, en 1484, quand j’étais encore enfant. — Albert Dürer. » Il avait en effet treize ans. Il resta trois années auprès de Wolgemut, peintre célèbre de Nuremberg, qui illustrait la Chronique de Nuremberg et l’Abrégé de la Bible, sortis des presses d’Antoine Koburger, le parrain d’Albert Dürer. Auprès de son nouveau maître, le jeune artiste prit le goût des formes dites gothiques, qui restèrent jusqu’à la fin de sa vie comme la signature de son talent ; il y prit aussi le goût de ces belles gravures en bois, pour lesquelles il devait créer tant de dessins magnifiques ; là, certainement, il s’exerça à la pratique de cet art et dut tailler le bois de sa propre main.

A la fin de son apprentissage, il voyagea et resta éloigné de Nuremberg une partie de l’année 1489 ; en 1490, il partit de nouveau et ne revint qu’en 1494. C’est ici que se rencontre la seule obscurité dans la biographie de l’artiste. Où voyagea-t-il durant ces cinq années ? On ne sait. On répète, d’après une Vie d’Albert Dürer, publiée en 1791 à Nuremberg, qu’il aurait parcouru l’Allemagne, les Pays-Bas et poussé dès lors jusqu’à Venise. M. Narrey fait remarquer qu’une phrase d’une lettre écrite en 1506, de Venise, semble confirmer cette supposition, au moins pour le voyage en Vénétie[1]. Dürer dit expressément en effet : « Ce qui me plaisait il y a onze ans ne

  1. M. Thausing a repris l’hypothèse, mais M. Ephrussi réfute à son tour l’argumentation de M. Thausing, et les raisons qu’il apporte nous paraissent péremptoires.