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commettre. Je me levai brusquement, je jaillis, si je puis dire, de ma place… » De toutes parts frémissaient autour de lui des passions qu’il appelait « patriotiques, mais bien imprudentes. » Les cris furieux, les interruptions brutales, les outrages ne cessaient de l’assaillir pendant qu’il parlait. Il ne se laissait ni ébranler ni détourner de son but. Il s’efforçait de prouver que l’intérêt national était sauvé, que le reste ne valait pas les malheurs qu’on allait braver. Il luttait avec l’héroïsme du désespoir pour gagner au moins un peu de temps, pour obtenir quelques explications, quelques heures de réflexion, et, tenant tête jusqu’au bout à toutes les violences qui l’arrêtaient à chaque instant, il s’écriait d’une voix brisée par l’émotion : « Voulez-vous qu’on dise, voulez-vous que l’Europe tout entière dise que le fond était accordé et que pour une question de forme, vous vous êtes décidés à verser des torrens de sang ? .. Quant à moi, soucieux de ma mémoire, je ne veux pas qu’on puisse dire que j’ai pris la responsabilité d’une guerre fondée sur de tels motifs… Et si vous ne comprenez pas que dans ce moment je remplis un devoir, le plus pénible de ma vie, je vous plains… Oui, quant à moi, je suis tranquille pour ma mémoire, je suis sûr de ce qui lui est réservé pour l’acte auquel je me livre en ce moment ; mais pour vous, je suis certain qu’il y aura des jours où vous regretterez votre précipitation… Offensez-moi, insultez-moi, je suis prêt à tout subir pour défendre le sang de mes concitoyens que vous êtes prêts à verser si imprudemment… » Deux ou trois jours auparavant, il avait réuni dans un bureau du Palais-Bourbon quelques-uns des ministres ; il leur avait dit que, s’ils ne s’arrêtaient pas, « ils perdaient la dynastie, ce qui ne le regardait pas lui, ce qui était leur affaire à eux seuls, chargés de la défendre, mais qu’ils perdaient aussi la France, ce qui était bien plus grave.., » il n’avait pas été écouté dans cette réunion tout intime, il n’était pas écouté dans le corps législatif. Il avait cette cruelle fortune de voir ses avertissemens méconnus le jour des résolutions suprêmes et d’être trop justifié le lendemain.

A peine la fatale campagne avait-elle commencé en effet, la vérité des paroles de M. Thiers éclatait presque aussitôt. La situation se dévoilait d’un seul coup dans sa tragique gravité, et les premières batailles perdues en Alsace, en Lorraine, avaient cela de caractéristique, de saisissant, qu’elles laissaient voir brusquement ce qu’il y avait d’à peu près irréparable pour la fortune de la France comme pour l’empire. La guerre, ouverte par des désastres, était désormais compromise presque sans retour possible parce qu’elle avait été mal engagée, sans esprit d’ordre et de suite, avec des forces insuffisantes, parce qu’on n’avait plus la liberté et les moyens de se ressaisir devant un formidable ennemi qui avait l’ascendant des