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cherchant aussi comment on pourrait détourner ce grand conflit, il disait d’un accent prophétique et résolu :


… La Prusse voudrait se servir des idées allemandes pour aboutir à un résultat qu’il est facile de voir, qui est connu… Si la prochaine guerre lui est heureuse, elle s’emparera de quelques-uns des états allemands du Nord ; ceux dont elle ne s’emparera pas, elle les placera dans une diète qui sera sous son influence ; puis on admettra l’Autriche comme protégée dans ce nouvel ordre de choses. Et alors s’accomplira un grand phénomène vers lequel on tend depuis un siècle. On verra refaire un nouvel empire germanique, cet empire de Charles-Quint qui résidait autrefois à Vienne, qui résiderait maintenant à Berlin, qui serait bien près de notre frontière, qui la presserait, la serrerait ; et, pour compléter l’analogie, cet empire de Charles-Quint, au lieu de s’appuyer comme aux XVe et XVIe siècles sur l’Espagne, s’appuierait sur l’Italie.

Voilà l’avenir que l’on réserve à la politique européenne et à la politique française en particulier. Voilà ce que vous avez devant vous ; voilà ce qui est pour tous un sujet de grandes et profondes inquiétudes. Peut-il nous convenir, je vous le demande, de favoriser, à quelque degré que ce soit, une politique semblable ? .. Non, il y a trop de bon sens dans notre pays pour qu’une pareille politique puisse être accueillie, et permettez-moi d’ajouter que, lors même qu’elle vous apporterait un accroissement de territoire quelconque, cette politique n’en deviendrait que plus honteuse, car elle aurait consenti à recevoir un salaire pour la grandeur de la France indignement compromise dans un prochain avenir…

…Vous voyez donc le but auquel on tend, ce but si dangereux, auquel vous avez le droit de faire obstacle au nom des Allemands eux-mêmes… Vous avez en outre le droit de résister à cette politique au nom de l’intérêt de la France, car la France est trop considérable dans le monde pour qu’une révolution pareille ne la menace pas gravement. Lorsqu’elle a lutté deux siècles, depuis la grande journée de Marignan, en 1515, jusqu’à celles d’Almanza et de Villaviciosa, en 1707 et 1710, pour séparer en deux la couronne de Charles-Quint en jetant une moitié vers Madrid, une autre moitié vers Vienne, lorsqu’elle a lutté deux siècles pour détruire ce colosse, elle se prêterait à le voir réédifier sous ses yeux ! Non, ce serait trahir indignement les intérêts de la France… Elle a le droit de s’opposer à une telle œuvre enfin au nom de l’équilibre européen, qui est l’intérêt de tous, l’intérêt de la société universelle. Aujourd’hui on cherche à jeter du ridicule sur ce mot d’équilibre européen, et je voudrais, si j’en avais le temps et la force, vous montrer tout ce qu’il y a de grand, de profond dans ce mot. Mais sans m’élever à ces hautes considérations, savez-vous ce que c’est