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Assurément une politique avisée, à demi prévoyante, aurait pu encore arrêter en chemin cette logique dont parlait M. Thiers, et montrer que si elle avait pu aider à l’affranchissement d’une nation au-delà des Alpes, où il y avait une domination étrangère à vaincre elle n’était pas obligée de souffrir ou d’encourager le même travail en Allemagne, où il n’y avait qu’une question d’ambition, où il existait un ensemble de choses créé, garanti par l’Europe. L’inconséquence n’eût été qu’apparente, puisque les situations différaient complètement. Par malheur, l’empire avait la faiblesse de mettre dans sa diplomatie des idées vagues sur les nationalités, qui ne pouvaient que favoriser toutes les ambitions, tous les déchaînemens, et au fond il gardait cette illusion équivoque, que, s’il y avait des conflits il pourrait en tirer quelque avantage. Il laissait courir les événemens en Allemagne comme en Italie, et s’il y a eu un jour, une heure où M. Thiers ait concentré dans un discours le sentiment du Français, la sagacité du politique, l’autorité de l’homme d’état c’est ce jour du 3 mai 1866 où, parlant en pleine crise européenne il dévoilait devant le corps législatif ému toute une situation. Il faut se rappeler ce qu’il y avait de dramatique dans les affaires de l’Europe au commencement de 1866. La Prusse, conduite dès lors par M. de Bismarck, entraînant l’Autriche dans la croisade des forts contre le faible, s’était précipitée sur les duchés de l’Elbe avait accable le Danemark, puis, se tournant vers son alliée de la veille, s’apprêtait à lui arracher les dépouilles conquises en commun, à lui disputer la suprématie en Allemagne. Une convention signée avec l’Autriche, à Gastein, dans l’été de 1865, était à peine un répit, laissant à M. de Bismarck le temps de mettre « la poêle sur le feu, » comme il le disait d’un mot familier en passant à Paris vers l’automne. Bientôt entre Berlin et Vienne les défis s’échangeaient ; les armées se préparaient. La Prusse brûlait d’en venir aux mains, d’autant plus qu’à partir d’avril 1866, elle avait avec l’Italie un traité qui divisait les forces de l’Autriche. Un mot, il est vrai aurait pu encore tout arrêter, et ce mot d’où pouvait-il venir si ce n’est de la France, qui seule, — on le croyait du moins, — était en mesure de mettre sa puissance au service de la paix et du droit ?

C’est alors que M. Thiers prenait la parole. Il ne savait pas encore une aberration singulière, avait eu la principale part dans l’alliance de l’Italie avec la Prusse, et que, dès lors, elle ne pouvait plus dire le mot décisif et nécessaire ; mais il voyait la guerre se préparer de toutes parts, les camps se former. Il décrivait les iniquités de la Prusse à l’égard du Danemark, son esprit d’entreprise en Allemagne, ses desseins de domination qui ne se déguisaient plus et montrant ce qui arriverait au lendemain d’une victoire prussienne,