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jusqu’à la racine, et c’était vrai ; mais les racines n’étaient pas mortes, la terre remue au-dessus d’elles ; vous verrez, les nouveaux germes pousser. Il pensait avoir rempli sa chambre de muets, et d’instrumens dociles, et c’était vrai ; mais les traditions de la vie représentative les transféraient : les muets commencent à murmurer, et les instrumens à se tourner contre lui… » Et le brillant causeur signalait avec autant de verve que de bon sens les incohérences, les impossibilités, les transformations inévitables d’un régime sans frein, sans contrôle et sans garanties. Quant à l’empereur lui-même, M. Thiers en parlait en toute liberté, sans ménagement. Parfois, il est vrai, il n’hésitait pas à louer certains actes de celui qu’il appelait « notre maître, » il avouait au besoin que l’empereur « avait fait preuve de modération, ce qui est rare dans la puissance, qu’il savait reculer, ce que ne savait pas faire son oncle. » Il se laissait même aller par instans à croire que Napoléon III par son indolence naturelle, par un sentiment égoïste d’intérêt bien entendu, pourrait revenir à un gouvernement plus tolérable. « Il aime mieux disait-il spirituellement, être un despote qu’un roi constitutionnel ; mais il aimerait mieux être roi constitutionnel qu’exilé. » Le plus souvent le doute l’emportait chez M. Thiers. Il multipliait les traits pour peindre ce prince « visionnaire, sans scrupules, capricieux et téméraire, » toujours placé entre quelques folie et l’amollissement des plaisirs. Il demeurait persuadé que « le pouvoir de Napoléon III ne durerait pas autant que sa vie, » que tout cela finirait par quelque catastrophe, — et comme on lui demandait, un jour ce que, selon lui l’empereur allait faire, il répondait avec vivacité : « Je ne me risquerai pas à prédire la voie que suivra un être si étrange. Je ne peux voir la route qui le mènera à sa ruine ; je sais seulement qu’il se ruinera. Fata viam inventent ! »

Ce qui préoccupait surtout M. Thiers dans les affaires de l’empire, c’était la direction de la politique extérieure, qu’il suivait toujours avec une attention passionnée, en s’y intéressant comme s’il eût été à l’œuvre. Là, il s’agissait de la grandeur de la France devant l’étranger, et, fût-ce sous un gouvernement qu’il n’aimait pas, M. Thiers ne se laissait guider que par le sentiment profond de l’intérêt national. Avec ses vieux instincts français, il avait certainement approuvé dès le début la guerre d’Orient, la campagne de Crimée, et cette guerre, il l’approuvait, pour bien des raisons. D’abord, il ne le cachait pas, il l’avouait bien haut dans cette vive préface du douzième volume de son Histoire, il éprouvait un patriotique orgueil à voir « la semence des héros lever encore » sous les murs de Sébastopol. Il voyait aussi dans cette guerre la réalisation d’une de ses plus anciennes idées, l’application d’une politique qu’il avait voulu soutenir dans un autre temps, et cette politique d’équilibre