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d’être un historien fidèle dédaignant l’artifice des applications de circonstance et des allusions malignes. Ramené par les événemens à ce qu’il appelait sa « profession première, celle de l’étude assidue et impartiale des choses humaines, » il prenait plaisir à raconter le passé, sans se désintéresser d’ailleurs en aucune façon du présent. Il se partageait entre l’histoire, qu’il traitait avec respect, et la seule politique qui lui fut permise, la politique d’observation. Pendant ces premières années de règne où tout était compression et silence à l’intérieur, où les diversions extérieures commençaient par la guerre d’Orient pour ne plus s’interrompre, M. Thiers restait un spectateur attentif, à l’œil clairvoyant, à la parole souvent d’autant plus libre qu’elle ne dépassait pas le cercle d’une intimité familière. Ce qu’on s’efforçait de cacher pour lui comme pour tout le monde, il le devinait avec sa connaissance pratique des affaires et de la diplomatie ; ce qu’il ne pouvait pas dire à une tribune, dans une assemblée parlementaire, il le disait dans des conversations avec ses amis, avec des étrangers comme M. Senior, M. Ellice, dans ces entretiens de tous les jours où il semait les jugements sensés, les aperçus ingénieux, et les boutades. Il suivait sans illusion cette expérience d’un second empire à laquelle était pour le moment attachée la destinée de la France.

Au fond, M. Thiers ne croyait ni au régime qu’il appelait « une monarchie à genoux devant la démocratie, » ni à celui qui représentait le régime sous le nom de Napoléon III. Il savait bien que les crises révolutionnaires ont presque toujours un lendemain redoutable qui est la dictature, qu’une société fatiguée d’agitations, menacée dans ses intérêts, est fatalement conduite à tout accepter ou à tout subir, à se livrer elle-même, au moins momentanément, pour un peu de repos. Il avait vu de trop près et les excès de1848 et les réactions passionnées de l’opinion et la puissance des souvenirs impériaux sur l’imagination populaire pour s’étonner de ce qui était arrivé ; mais il restait convaincu qu’une nation comme la France qui a passé par la liberté régulière doit y revenir un jour ou l’autre, et il était encore plus persuadé que le prince à l’esprit à la fois nuageux et aventureux qui avait été ramené au trône par les circonstances n’était pas fait pour être plus habile ou plus heureux que Napoléon Ier. Assurément il n’était pas assez naïf pour croire qu’un régime ainsi rétabli dans certaines conditions de vie et de force allait disparaître d’une semaine à l’autre avant d’avoir épuisé ce qu’il a appelé depuis la « corne d’abondance » des fautes ; il était assez clairvoyant pour démêler à travers les mouvemens des choses les premiers signes de faiblesse, les retours d’opinion. « — Tenez, disait-il un jour à M. Senior vers 1857, tenez, voyez ce que fait le corps législatif, ça pousse ; le maître croyait avoir coupé toute liberté