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et assez de liberté d’esprit pour ne pas se laisser envahir par le découragement. Il se créait une retraite studieuse et animée où il vivait librement occupé, se répandant parfois en conversations infinies avec ses amis, s’intéressant aux arts ou à une lecture de Cicéron aussi bien qu’aux affaires du jour, gardant ses relations avec les personnages de l’Europe qui le visitaient en passant à Paris, et, à travers tout, reprenant le récit interrompu des grandes aventures du commencement du siècle. Le travail était pour lui une manière de tromper l’exil, je veux dire cet exil à l’intérieur qu’il subissait avec bien d’autres, — de venger les disgrâces de l’homme public par la popularité de l’historien racontant à la France, à l’Europe le consulat de 1800, l’empire de 1804.

À cette œuvre d’histoire commencée depuis quinze ans, au temps de la monarchie constitutionnelle, ralentie ou coupée par une révolution et maintenant reprise sous un autre empire, M. Thiers portait une ampleur nouvelle d’informations, une expérience croissante des choses et des hommes, un esprit mûri par la vie comme par l’étude. La moitié à peu près de l’Histoire du Consulat et de l’Empire avait paru avant les dernières révolutions. Le onzième volume, qui dépasse la paix de Vienne, qui embrasse en même temps les opérations de la guerre d’Espagne, avait vu le jour vers l’automne de 1851, à la veille du 2 décembre. Le douzième volume ne paraissait qu’en 1855. Le reste allait suivre d’année en année, sans plus d’interruption, de telle sorte que cette seconde moitié d’une grande œuvre se rattache par la date de la composition, de la publication, à la nouvelle ère impériale, — et, à vrai dire, c’était là une épreuve où le politique historien, le vaincu du 2 décembre, était attendu peut-être par la malignité. Jusqu’à quel point cet éminent esprit se ressentirait-il dans ses jugemens de la violence des oscillations publiques ? Ne se laisserait-il pas aller, par humeur de représaille contre le second empire, à rabaisser les grandeurs du premier ? Ne paraîtrait-il pas servir ou flatter le nouveau régime s’il se complaisait trop dans l’évocation des puissans souvenirs du passé napoléonien ? M. Thiers, on le voyait bientôt au ton de ses récits, restait ce qu’il était : un historien supérieur aux mobilités des opinions, aussi étranger aux dénigremens vulgaires qu’aux flatteries, doué d’un goût naturel de vérité et d’équité. Il n’avait pas d’ailleurs attendu les événemens pour parler avec indépendance de Napoléon, de l’établissement impérial, des fatalités cachées dans ce prodigieux épanouissement de force et de gloire. Il continuait comme il avait commencé, comme si rien ne s’était passé autour de lui, mettant même peut-être une certaine fierté à ne laisser voir ni plus d’impatience dans sa marche, ni plus d’inflexibilité dans son langage, surtout à rapproche des grandes catastrophes. Il touchait, en effet, dans ce